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point me compromettre avec eux, car je les appréhende autant que les théologiens. » Il donne là, le bonhomme, tout naïvement, la vraie raison du déchaînement presque universel, à ce moment du siècle, contre les hommes de l’Encyclopédie. L’excès de leur insolence était à la veille de compromettre leur victoire. Frédéric a raconté que, lorsqu’il voulut lire pour la première fois les Pensées sur l’interprétation de la nature, ses yeux étant tombés sur ce début emphatique : « Jeune homme, prends et lis, » il fit un haut-de-corps, une grimace, et jeta là l’ouvrage pour n’y plus revenir. L’exubérant Diderot produisait à tout le monde un peu le même effet. Malesherbes lui-même, agacé, impatienté, presque irrité, ne pouvait se tenir d’écrire à La Virotte : « En vérité, sera-t-il dit que M. Diderot ne pourra pas même écrire une poétique sans y parler en deux ou trois endroits de religion et de gouvernement? » Au fait, c’était un autre fanatisme, mais c’était du fanatisme, et une autre forme de l’intolérance, mais intolérance toujours. Si Voltaire et Rousseau n’avaient pas été là, d’Alembert et Diderot perdaient la bataille pour avoir voulu trop vivement pousser leurs premiers avantages.

Malesherbes n’en continua pas moins, il faut le dire, à l’honneur de sa patience et de son bon caractère, de s’intéresser à l’Encyclopédie. J’aimerais mieux pour lui, je l’avoue, qu’il y eût pris moins de part. Il ne convenait pas à sa droiture (et dans la situation de confiance qu’il occupait), de favoriser sous main l’achèvement de l’ouvrage. Il s’y laissa pourtant aller. On trouve parmi ses papiers une note qui n’est, à la vérité, ni de son écriture ni de celle de son secrétaire accoutumé, mais qui n’en prouve pas moins sa coopération clandestine à l’impression des dix derniers volumes de l’Encyclopédie. Ce sont diverses corrections proposées pour l’article Ministre, au tome XII de l’ouvrage. On y demande entre autres points la suppression de cette phrase : « Le roi a coutume de choisir les personnes les plus distinguées et les plus expérimentées de son royaume pour remplir la place de ministre; » l’observation paraît « inutile et déplacée pour le moment ; » elle a trop l’air d’une épigramme; mais il faut croire qu’à ce propos, Diderot s’obstina comme dans l’affaire de son drame. Ce qui du moins est certain, c’est que, comme la prière du Père de famille est demeurée, tout de même la phrase dont on demandait la suppression s’étale au long dans l’article Ministre de l’Encyclopédie. Il y avait de quoi lasser la complaisance d’un plus endurant que Malesherbes.

Il n’est guère qu’un seul écrivain du siècle avec qui les rapports de Malesherbes, du premier jusqu’au dernier jour, soient restés non-seulement bienveillans, mais presque tendres : c’est Rousseau. On a été généralement sévère pour Rousseau, sévère jusqu’à l’injustice, d’autant plus sévère que ce qu’il y a dans sa vie de honteuses faiblesses,