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mais je puis vous assurer que le public serait bien prévenu en sa faveur si tout le monde désirait autant que moi d’estimer la personne de ceux dont on estime les ouvrages. Malheureusement les grands talens et les grands succès ne font pas le même effet sur toutes les âmes. Ce qui a produit le triomphe à Rome avait produit l’ostracisme à Athènes. Mais quelle que soit la malignité de bien des gens, on en triomphe à la fin quand on n’y donne aucune prise bien fondée, et je crois que la conduite la plus simple et la plus unie est le meilleur moyen de détruire la calomnie[1].


C’est qu’il sait que Mme Denis s’adresse à Mme de Pompadour, au comte d’Argenson, au président Hénault, en même temps qu’à lui; que d’Argental, le factotum de Voltaire, fait jouer toute sorte de ressorts ; que Voltaire lui-même se plaint à tous les échos et sur tous les tons de l’infidélité de Ximénès et de la gredinerie des libraires. Or, il se faut défier quand ce diable d’homme fait tout ce tapage autour de l’une de ses brochures ou de l’un de ses livres : il a ses raisons, et c’est un piège qu’il tend à quelqu’un. Il en est effectivement de l’Histoire de la guerre de 1741 comme il en était l’an dernier de l’Histoire universelle : c’est de Voltaire incontestablement que Le Prieur tient le manuscrit, et c’est Voltaire qui fait imprimer. La preuve en est fournie par un document capital, que M. Ravaisson, le savant éditeur des Archives de la Bastille, a retrouvé parmi les manuscrits de l’Arsenal. C’est une lettre de d’Hémery, l’un des deux inspecteurs de la librairie, à Berryer, le lieutenant de police[2].


Monsieur, j’ai l’honneur de vous rendre compte que Le Prieur a acheté le manuscrit des campagnes de Louis XV, du sieur Richer,... frère de Richer l’avocat qui vient de donner un traité sur la mort civile.

Il a présenté ce manuscrit à Prieur, comme appartenant à un M. de Venozan, officier dans le régiment de Picardie ; Le Prieur l’a acheté comme tel, et Richer pour l’en convaincre lui a produit une quittance d’une écriture toute contrefaite, signée dudit sieur de Venozan, que Le Prieur n’a cependant pas voulu accepter qu’après avoir été endossée par ledit sieur Richer.

Cette conduite a paru suspecte à Le Prieur, avec d’autant plus de raison que Richer avait échappé dans la conversation le nom du chevalier de la Morlière; mais, comme Le Prieur achetait d’un homme

  1. Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. n° 3346.
  2. Elle avait été déjà signalée par Beuchot, et publiée par M. Desnoiresterres, Voltaire aux Délices, p. 105, 106.