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ou chez Voltaire, il arrive que l’on rencontre la passion vive, ardente, habile à colorer l’expression qu’elle emploie. Mais dans les meilleures pages de Voltaire, et en dehors de ces polémiques désavouées où la fureur l’emporte aux excès, et que son goût l’empêche alors de signer, quel maître d’ironie! Et comme cette arme meurtrière, fine et pénétrante, fait plus de mal que ces coups de massue tapageurs, qui semblent toujours frapper sur quelque matière insensible, qui assourdissent les oreilles et font le fracas d’un grand effort, mais dont les prétendues victimes se portent à merveille, souriant tranquillement de ces violences inutiles et sonores !

Une autre raison à laquelle je crois devoir imputer une part dans cette stérilité de la critique contemporaine, c’est l’organisation actuelle du journalisme et le régime d’improvisation à outrance qui en est le résultat. Si l’on excepte de ces réflexions assez chagrines et trop justifiées quelques journaux dont la clientèle sérieuse est faite depuis longtemps et qui tiennent à honneur de maintenir leur réputation et de justifier leur autorité, l’état de la presse et son mode de recrutement sont absolument incompatibles avec une discussion sérieuse des hommes et des livres. Il n’y a plus ni stabilité dans les fonctions de journaliste, ni spécialité marquée d’aptitudes et d’emplois, ni noviciat d’aucune sorte. Ces fonctions se prennent, se quittent, s’échangent du jour au lendemain avec une insouciance et une légèreté qui excluent toute étude préalable et toute préparation sérieuse. Trois faits s’imposent ici avec une évidence et une simultanéité significatives : la multiplication prodigieuse des journaux, l’extrême facilité d’y entrer, enfin les habitudes nouvelles qui tendent à y dominer, l’irréflexion, la hâte excessive, une sorte de facilité paresseuse qui accomplit sa besogne avec des idées toutes faites, des formules qui suffisent à tout et une plume rapide qui ne connaît ni l’obstacle ni la fatigue.

C’est une révolution qui s’est accomplie dans la presse. Tout récemment, un des rares journalistes qui savent leur métier et qui apportent à leur œuvre quotidienne de la conscience et une science véritable, caractérisait en traits précis cette situation nouvelle. Je résume l’opinion qu’il exprimait sur cette question. «Autrefois, disait-il, il y avait un petit nombre de feuilles correspondantes à des situations politiques bien définies, toutes rédigées ou par des hommes de talent ou, ce qui n’est pas à dédaigner, par des hommes de mérite et dont les programmes étaient connus. La presse n’était pas alors une carrière ouverte. Il fallait avoir fait ses preuves pour y entrer et les renouveler pour s’y maintenir. Aujourd’hui tout est changé. La fréquence croissante des relations, les moyens de communication s’augmentant et s’étendant sans cesse, les développemens de l’industrie, les progrès de l’instruction élémentaire, les