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En même temps et par des raisons semblables se produit l’anarchie absolue des opinions. L’esprit public, ne se sentant plus guidé, se disperse en mille voies contraires. Chacun lit au hasard et juge d’après des impressions hâtives qui sont la plupart du temps incapables de se raisonner elles-mêmes. Il n’y a plus ni proportion ni nuance dans l’appréciation des œuvres. De là l’inévitable décadence du goût public, qui, pour se maintenir à un certain niveau, a besoin d’initiateurs et de maîtres, et dont l’éducation ne se fait jamais toute seule. Ce qu’il y a de plus rare à rencontrer aujourd’hui, c’est quelqu’un qui juge bien, qui juge nettement, qui sait et dit pourquoi il juge ainsi. Ce qu’il y a de plus agréable à entendre dans cette confusion d’impressions discordantes et de notes fausses, c’est un bon jugement qui donne ses raisons. Le public ne réfléchit plus parce qu’on ne lui apprend plus à réfléchir. Chacun suit aveuglément la vogue, ne s’apercevant pas que c’est lui-même qui la fait, sous l’impulsion de quelques meneurs subalternes.

Voilà le mal ; les causes en sont complexes, je tâcherai de les démêler. La plus apparente et qui ressemble à une naïveté, c’est qu’il n’y a plus de critiques. On dirait, en effet, que cette race des juges littéraires s’est tout d’un coup épuisée et ne se renouvelle pas. Où sont-ils, à l’heure qu’il est, ces critiques si attentivement écoutés jadis et qui étaient investis d’une sorte de juridiction sur toutes les œuvres nouvelles? Mais c’est cette disparition même d’une race littéraire qui est le fait à expliquer; c’est surtout la moindre action de ceux qui restent, la médiocrité de leur influence qui est un phénomène singulier. On a tort de croire qu’il n’y a plus de critiques; il y en a encore et d’excellens. Seulement ils ne peuvent plus contre-balancer les mouvemens contraires de l’engoûment public; ils se sentent de plus en plus isolés et plusieurs se découragent. Leur autorité solitaire ne s’étend pas au-delà d’une certaine sphère de l’opinion où habitent les esprits d’élite et qui reste complètement en dehors des grands courans de la popularité. Ils ont de la considération plutôt que de l’influence. Certes, j’en pourrais citer plusieurs qui font encore aujourd’hui de la haute critique pour le plaisir des lettrés, avides de tout ce qu’ils écrivent. Mais les uns, avec leur vaste lecture, leur savoir très étendu, leur infatigable curiosité, n’apparaissent plus que rarement pour donner satisfaction à leurs vives sympathies pour quelque œuvre qui en est vraiment digne ou à leurs généreuses colères contre certaines aberrations du goût public; d’autres, qui semblaient spécialement désignés par la pénétration de leur esprit et même par une hautaine impartialité de conscience littéraire pour porter une partie de l’héritage de Sainte-Beuve, désertent de plus en plus la littérature et absorbent stérilement un esprit plein de ressources