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Enfin qui dut s’apercevoir surtout de ce changement d’humeur, ce fut l’Anglais Hyndfort lorsque, le 1er décembre, il vint, un peu naïvement peut-être, demander si le roi était en disposition de procéder, comme on en était convenu à Klein-Schnellendorf, à un traité définitif avec l’Autriche. Frédéric le reçut comme s’il avait peine à croire qu’un politique fût assez simple pour supposer que les promesses tenaient encore quand les circonstances avaient changé. A peine, pour se dégager de sa parole, essaya-t-il un instant de se servir du prétexte que pouvait lui fournir l’indiscrétion prétendue de l’Autriche. Après quelques mots sur ce sujet : « Tenez, mylord, dit-il, je veux parler franchement avec vous. Les Autrichiens ont fait la folie de se laisser prendre Prague à leur barbe sans risquer un combat. S’ils avaient été heureux, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Maintenant nous avons cent cinquante mille hommes contre eux soixante-dix mille ; il est à croire que nous les battrons, et alors il ne leur restera plus qu’à faire la paix comme ils pourront. — Mais, dit Hyndfort, si l’Autriche publie l’arrangement du 9 octobre, comment l’expliquerez-vous ? — Si elle le fait, elle montrera sa sottise et peut-être qu’on ne la croira pas. » Puis, pour bien montrer que tout était rompu, il se mit à lever des contributions de guerre sur la partie de la Silésie qu’il avait promis de ménager. « En résumé, écrivait Hyndfort à son ministre, il n’y a rien à faire avec ce roi tant que ses entreprises obtiendront tant de succès[1]. »

Hyndfort avait raison de juger ainsi, mais tort d’être surpris. A quoi serait-il bon en ce monde de s’affranchir de sa parole si ce n’était pas pour être plus libre de servir la fortune ? Frédéric lui-même n’écrivait-il pas d’ailleurs quelques jours après à Voltaire, avec une teinte de mélancolie philosophique : « La supercherie, la mauvaise foi et la duplicité sont malheureusement le caractère dominant de la plupart des hommes qui sont à la tête des nations et qui devraient en être l’exemple. C’est une chose bien humiliante que l’étude du cœur humain dans de pareils sujets ; elle me fait regretter mille fois ma chère retraite, les arts, mes amis, et mon indépendance[2]. »


Duc de Broglie.
  1. Raumer, Beitrage zur neuen Geschichte.
  2. Frédéric à Voltaire. Correspondance générale, 3 février 1742.