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En alignant des raisons de cette force, Frédéric avait sans doute mesuré d’avance l’étendue de la sottise et de la crédulité humaines, Il faut croire qu’il n’en avait pas trop présumé, puisque beaucoup d’historiens n’en ont pas demandé davantage pour se déclarer satisfaits. En réalité, ces deux excuses, qui ne valent pas mieux l’une que l’autre et qui d’ailleurs se contredisent, ne méritent pas même d’être traitées sérieusement. Que la France, en portant ses armées au-delà du Rhin, eût le dessein d’empêcher l’Allemagne de rester ou de tomber sous la puissance redoutable d’un seul maître, et voulût la laisser divisée en plusieurs royaumes égaux, le fait est certain, mais la découverte n’était pas grande. Quand Frédéric ne cessait de rappeler à la France qu’elle avait intérêt à abaisser la maison d’Autriche, c’est à ce dessein apparemment qu’il donnait les mains, car il n’avait pas la simplicité de croire qu’à l’Autriche détruite la France laisserait substituer une puissance nouvelle de même étendue, élevant les mêmes prétentions à la prépondérance. Et lorsqu’il débattait et finissait par conclure un traité de partage des états autrichiens avec la Saxe et la Bavière, c’était lui-même qui se prêtait à l’exécution de ce projet et se proposait d’en profiter. Et quant à l’indiscrétion qu’il prévoyait, nul doute qu’il eut raison de s’y attendre : car le secret d’une comédie jouée à la face du soleil par deux armées de trente mille hommes n’avait aucune chance d’être gardé. Mais en quoi cette publicité, facile à prévoir, changeait-elle le caractère odieux de l’opération? Le marché avait-il moins pour effet de lui faire acquérir à lui, sans perte et sans péril, une place importante, à la charge de laisser partir intacte une armée autrichienne pour aller disputer à ses alliés l’entrée de la Bohême? Or faire ses affaires, de concert avec ses ennemis, aux dépens de ses amis, cela s’appelle une trahison dans toutes les langues et dans tous les pays du monde. Enfin, nous avons vu ce qu’il fallait penser des intentions prêtées à Fleury et des négociations clandestines supposées entre lui et Marie-Thérèse. Mais y eût-il eu, ce qui n’était pas, un fondement quelconque à ces soupçons, depuis quand, parce que l’on craint dans l’avenir une défection possible, est-il permis de la prévenir soi-même par un parjure certain et consommé?

Il faut remarquer pourtant que, quand Frédéric essayait de se contenter lui-même et de contenter la postérité par de si pauvres raisons, il ne se plaisait pas à donner sur les divers incidens de cette odieuse transaction tous les détails que nous devons aujourd’hui aux publications récentes. Il en atténuait, il en dissimulait même certains traits. Les historiens modernes de la Prusse n’usent point de tels ménagemens, et ce sont eux qui nous découvrent ce que leur héros, malgré le cynisme habituel de ses aveux, avait eu l’art de déguiser. Leur approbation n’en est pas moins complète,