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ami. » Et en post-scriptum : « M. de Valori vous informera de nos opérations. J’ai toujours l’ennemi devant moi et six mille hussards par derrière. » Après avoir fermé cette lettre avec le sourire sardonique qui était l’expression habituelle de sa physionomie, le fidèle ami sortit, suivi d’un seul page, pour aller porter dans l’ombre un coup mortel aux espérances qu’il venait lui-même d’exalter[1].

En approchant du lieu désigné, Frédéric laissa en arrière même le page qui l’accompagnait et entra seul dans la maison où l’attendaient le ministre anglais, le colonel de Goltz et deux officiers supérieurs autrichiens, le maréchal Neipperg lui-même et le major-général Lentulus. « L’abord du roi, dit lord Hyndfort dans son compte-rendu, fut très poli et très prévenant, surtout pour le maréchal. Après la lecture du document, auquel il ne fit aucune objection, il s’assit et resta près de deux heures à causer sur le ton de l’intimité. Rien n’égalait, disait-il, son contentement de voir la reine et le grand-duc, qu’il avait toujours aimés, se relâcher enfin de leur obstination ; sans cela, à la vérité, il les aurait poursuivis à outrance. Mais maintenant il était très ému de leur malheur et ne demandait pas mieux que de leur rendre tous les services. La reine avait-elle besoin d’argent, il pouvait mettre 50,000 écus à sa disposition pour l’aider à passer l’hiver. Puis il s’entretint avec Neipperg de la campagne que l’armée autrichienne allait avoir à faire en Bohême, et lui donna ses conseils sur la manière de la conduire. « Réunissez toutes vos troupes, répétait-il ; puis frappez fort, avant qu’on ait pu vous frapper vous-même. » — « Au cas où Neipperg serait heureux (dit lord Hyndfort, qu’il faut ici citer textuellement, tant un lecteur candide aura de peine à en croira même ses yeux), il donna à entendre qu’il se mettrait du côté de la reine ; mais si elle était encore malheureuse, il faudrait bien qu’il pensât à lui-même. » Neipperg, ayant alors mis la conversation sur l’élection future, Frédéric fit observer qu’ayant engagé sa voix à l’électeur de Bavière, il ne pouvait la retirer immédiatement, mais il dépendait de l’archevêque de Mayence de traîner la chose en longueur et de lui laisser ainsi le temps de se rendre libre. Avant de sortir, il s’épuisa en recommandations sur la nécessité de garder le secret. « C’est Valori surtout qu’il faut tromper, » disait-il, et il dicta à peu près les termes de la lettre que lord Hyndfort devait lui écrire pour se plaindre d’être éconduit. « On m’apportera, ajouta-t-il, cette lettre pendant le souper ; j’aurai fait mettre Valori à côté de moi et je la lui montrerai[2]. »

  1. Frédéric au maréchal de Belle-Isle, 9 octobre 1741. — Pol. Corr., t. I, p. 473. Cette pièce est insérée dans la Correspondance politique à une page de distance du texte du protocole signé par lord Hyndfort et porte la même date.
  2. Raumer, Beitrage zur neuen Geschichte (loc. cit.) — Cet écrivain a eu communication des dépêches de lord Hyndfort et les cite textuellement. Le dernier narrateur de la campagne de Silésie, M. Grünhagen, archiviste de Breslau, dans un ouvrage récent, ajoute à ce récit des extraits du mémorandum adressé par Neipperg à la reine de Hongrie à la suite de la conférence. Il n’y a entre les deux récits aucune différence importante. (Grünhagen, t. I, p. 24-45.)