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dont elle avait lieu de se méfier, ajoutait-elle, car la plupart étaient plus Anglais que Robinson lui-même. Lettre et réponse devaient être confiées à un messager obscur sans caractère qui pût le faire reconnaître[1]. » Avec les mêmes précautions de mystère, elle fit aborder Belle-Isle à Francfort, par deux agens peu connus, MM. de Wied et de Koch, dont l’un avait déjà été employé par son père pendant la guerre précédente pour les négociations du traité de 1735. Ils demandèrent un rendez-vous de nuit et en dehors de l’ambassade[2].

L’accueil absolument pareil fait à ces discrètes ouvertures par Fleury et par Belle-Isle présente un caractère vraiment singulier. Ministre et ambassadeur semblent tous deux inquiets, presque épouvantés et de la démarche elle-même et du mystère qui l’enveloppe : on dirait qu’ils n’ont qu’une pensée, c’est d’abord de fermer la bouche à leur interlocuteur, puis, s’ils n’y réussissent pas, de se boucher les oreilles pour ne pas l’entendre et si, décidément, il faut finir par prendre connaissance de sa proposition, d’en faire parvenir à Frédéric un avis prompt et public avant qu’aucune indiscrétion, calculée ou non, ait pu devancer leur confidence. Avant tout, ils craignent d’être pas dans un piège et de fournir à une amitié qui coûte si cher et qui tient si peu ferme un prétexte de rupture fondée sur l’ombre d’un soupçon.

Fleury attend quinze jours pour accuser réception à Marie-Thérèse de sa lettre, c’est-à-dire tout le temps nécessaire pour que Valori, avisé de tout, ait pu tout communiquer à Frédéric. Puis quand enfin il se décide à répondre, le ton est bien changé; plus de douceur paternelle, plus d’onction ni de gentillesses; l’épître est sèche comme si on craignait ou même si on désirait qu’elle fût interceptée : « Nous ne sommes plus libres, nous ne pouvons plus entrer dans aucune négociation que de concert avec nos alliés. » Belle-Isle, de son côté, fit attendre plusieurs jours l’envoyé Koch avant de le recevoir, et à sa première audience, dès les premiers mots échangés, sans lui laisser le temps d’achever sa communication : « Connaissez-vous, lui dit-il, le traité d’alliance qui existe entre le roi, le roi de Prusse et l’électeur de Bavière? » Et comme l’autre le regardait avec quelque embarras : « Je vous déclare donc, lui dit-il, que le roi est en alliance avec ce prince et avec l’électeur de Bavière et que tout ce que vous proposez aux uns ou aux autres de ces princes se communique sur-le-champ... Soyez persuadé que ces princes ne

  1. Marie-Thérèse à Fleury. — Vincent à Amelot, 27 septembre 1741. (Correspondance de Vienne. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Belle-Isle à Amelot, Francfort, 7 octobre 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.)