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plus pressantes, augmentent encore ma méfiance et mes soupçons, car du caractère dont est ce prince, il ne souffre pas volontiers qu’on lui parle aussi naturellement que j’ai fait[1]. »

Si l’on veut voir maintenant comment un homme de génie écrit l’histoire, il faut comparer ce compte-rendu, fait sous une impression toute vive et toute fraîche, avec le récit de la même visite rapportée par Frédéric, vingt années après, dans l’histoire de mon temps : « Le maréchal de Belle-Isle, dit-il, ambassadeur de France à la diète d’élection qui se tenait à Francfort, vint dans le camp du roi lui proposer, de la part de son maître, un traité d’alliance... Ce traité fut ébauché, mais, tout avantageux qu’il paraissait, il ne fut pas signé. Le roi ne voulait rien précipiter dans des démarches d’aussi grande conséquence, et il réservait ce parti comme une dernière ressource. Le maréchal de Belle-Isle se livrait trop souvent à son imagination. On aurait dit à l’entendre que toutes les provinces de la reine de Hongrie étaient à l’encan. Un jour qu’il se trouvait auprès du roi, ayant un air plus occupé et plus rêveur qu’à l’ordinaire, ce prince lui demanda s’il avait reçu quelque nouvelle désagréable. « Aucune, répondit le maréchal, mais ce qui m’embarrasse, sire, c’est que je ne sais ce que nous ferons de cette Moravie. » Le roi lui proposa de la donner à la Saxe pour attirer par cet appât le roi de Pologne dans la grande alliance. Le maréchal trouva l’idée admirable[2]. »

Il n’y a pas un mot de ce petit conte qui ne renferme une erreur et même une impossibilité matérielle. Belle-Isle n’avait besoin d’apporter et encore moins d’ébaucher aucun traité, puisque toutes les conditions en étaient d’avance déjà convenues. Et quant au trait de ridicule présomption qu’on lui prête, on voit combien peu il s’accorde avec l’état d’inquiétude où l’avait jeté la déloyale irrésolution du roi. Le fait n’en a pas moins été enregistré dans toutes les histoires du temps et n’a été négligé en particulier par aucun historien français.

A la vérité, ce qui a pu permettre de travestir à ce point la réalité des faits, c’est que, si peu content que Belle-Isle fût au fond de son entrevue, il fallut, de retour à Dresde, qu’il fit mine de l’être, sous peine de défaire lui-même tout le travail qu’il avait entrepris. Engagée comme l’était la France envers l’Allemagne, et lui-même envers Fleury, l’abandon de la Prusse, à moitié route, eût été un désappointement ridicule, dont l’apparence même devait à tout prix

  1. Belle-Isle (Mémoires inédits et Correspondance de l’ambassade auprès de la diète, 29 avril 1741, et Mémoires du duc de Luynes, t. III, p. 430). J’ai dû combiner les divers récits, qui diffèrent sur quelques points sans importance.
  2. Frédéric II, Histoire de mon temps, chap. III.