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quelques tableaux piquans, quelques récits curieux; mais il n’a les yeux fixés que sur celle qu’il aime; comme il le répète sans cesse, elle existe seule pour lui, et tout n’existe que par elle. On peut dire que, dans ses lettres, l’esprit ne commence à se montrer que quand l’amour déménage. Il est déjà fort refroidi lorsque, reprenant ce ton de persiflage qui lui était habituel, il écrit à Mme Récamier « qu’il tuera tous les hommes au-dessous de cinquante ans qui approcheront de la rue Basse-du-Rempart, d’un côté du n° 10 et, de l’autre, du n° 60. » Il était tout à fait guéri quand il lui disait, en lui rappelant les visites qu’ils faisaient ensemble à Mme de Krüdner et leur période commune de mysticité : « Où en êtes-vous avec le ciel? J’ai fait ce que j’ai pu pour vous y pousser, faute de mieux. Vous êtes si entourée que ce n’est que là que je pouvais espérer un tête-à-tête. »

N’est-il pas naturel qu’à ce moment, quand il eut recouvré toute sa raison et tout son esprit, il n’ait pas tout à fait parlé de Mme Récamier comme il faisait quelques mois avant, pendant la fièvre? J’ai grand’ peine à comprendre que ces différences aient autant choqué Sainte-Beuve et qu’un homme qui connaissait si bien le cœur humain paraisse si étonné « qu’on ne soit pas le même avant qu’après, quand on désire et quand on a cessé d’espérer. » Ces grandes passions, surtout lorsqu’elles n’ont pas été tout à fait satisfaites, ont quelquefois des lendemains amers. La rancune remplace l’illusion ; on est aveugle avant, on devient injuste après : c’est la règle. Benjamin Constant a fait comme les autres; faut-il en être surpris? Il écrivait à Mme Récamier, au début de leur liaison : « N’êtes-vous pas ce que la nature a créé de plus beau, de plus séduisant, de plus enchanteur dans chaque regard, dans chaque mot que vous dites? Y a-t-il une femme qui réunisse à tant de charmes cet esprit si fin, cette gaîté si naïve et si piquante, cet instinct admirable de tout ce qui est noble et pur? Vous planez au milieu de tout ce qui vous entoure, modèle de grâce et de délicatesse, et d’une raison qui étonne par sa justesse et qui captive par la bonté qui l’adoucit. » Ce sont là des propos d’amoureux; évidemment ce ton lyrique ne pouvait pas se soutenir jusqu’à la fin. Il n’y a que la beauté de Mme Récamier, « cette beauté d’ange et de pensionnaire, » qui ait toujours fait sur lui les mêmes impressions; il n’a jamais cessé d’en parler avec enthousiasme. Au mois de septembre 1815, quand tout était presque fini entre eux, il lui écrivait : « Je m’acquitte avec un peu d’embarras d’une commission que Mme de Krüdner vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que, par là, toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme, mais ne le rehaussez pas. » Mais on voit qu’au même moment il rabat beaucoup des autres éloges qu’il avait