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Hautefort lui fit aussi le sien ; mais elle fut bien étonnée qu’au lieu de lui répondre par des larmes, il lui dit qu’avec la plus grande douleur qu’il avait jamais ressentie, il voyait pourtant une chose dans l’avenir qui était la seule qui pouvait le consoler, et que, sans cette espérance, il serait au désespoir. Mlle de Hautefort fut dans une surprise si grande qu’elle se retira sans lui rien dire. » Voilà certainement un homme bien avisé, qui craint d’être pris au dépourvu et qui prend ses précautions d’avance. Il devint pourtant avec le temps, grâce aux exhortations de sa femme, non-seulement un mari très fidèle, mais un dévot fort scrupuleux. On sait qu’il allait faire de fréquentes retraites chez MM. de Port-Royal et qu’il finit par être tellement suspect de partager leurs opinions qu’un prêtre de Saint-Sulpice, l’abbé Picoté, ami des jésuites, refusa d’entendre sa confession. Ce fut le commencement de la grande querelle qui ameuta la Sorbonne et donna l’occasion à Pascal d’écrire ses Provinciales. Le jour où les petites lettres commencèrent à courir Paris, M. de Liancourt dut se trouver terriblement vengé de l’affront qu’on lui avait fait. Il faut avouer que les jésuites, en inspirant les sévérités de l’abbé Picoté, n’étaient pas dans les conseils de la Providence, qu’ils ne se doutaient pas de l’orage qu’ils attiraient imprudemment sur eux, et qu’ils se seraient épargné un grand chagrin s’ils s’étaient montrés ce jour-là plus accommodans.

Nous sommes bien loin de Port-Royal et de Mme de Liancourt avec les Lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier. Ces lettres ont eu le privilège de beaucoup occuper l’opinion publique avant de paraître. Je ne veux pas seulement parler des procès retentissans qu’elles soulevèrent il y a quelque vingt ans ; mais, comme on en connaissait très bien l’existence, on s’en faisait une idée d’après la personne qui les avait écrites, et l’on croyait pouvoir les juger sans les avoir vues. Sainte-Beuve, qui avait tracé de Benjamin Constant un portrait peu flatté et qui lui refusait surtout la sensibilité du cœur, affirmait d’avance que la publication des Lettres à Mme Récamier ne changerait rien à l’opinion qu’il voulait donner de l’auteur d’Adolphe, qu’on y trouverait sans doute « mille choses vives, spirituelles et en apparence passionnées, » qu’on le verrait « prodiguer les larmes, les soupirs, faire jouer les feux follets de l’imagination et même les légères vapeurs du mysticisme, car tout est bon pour s’insinuer, mais que tout cela ne prouvait rien et que ce n’étaient que semblans de tendresse et déclamations sentimentales dont on n’est dupe que quand on le veut. » Nous avons enfin les lettres, et je crois que nous serons forcés de reconnaître, après les avoir lues, qu’il n’y a là ni déclamation ni mensonge et que cette fois Sainte-Beuve s’est trompé.

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  1. Lettres de Benjamin Constant à Mme Récamier, 1807-1830, publiées par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier ; Paris, 1881, Calmann Lévy.