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« ayant beaucoup vu le monde, » la tragédie s’est-elle renouvelée sous ses yeux. La scène est maintenant dans Vérone. Le Mariotto de Masuccio s’appelle désormais Roméo, sa Gianozza s’appelle Juliette. Voilà les deux amans non-seulement nés, mais baptisés. Quelques années s’écoulent encore, un religieux dominicain, Matteo Bandello, qui nous appartient quelque peu comme évêque d’Agen, dans un recueil de nouvelles si libres, ou même si licencieuses que le traducteur français, un jour, s’arrêtera pris de remords, quoique laïque, devant l’énormité de ces gaillardises épiscopales, y revient enfin, lui troisième, pour en tirer « un chef-d’œuvre qui peut se lire avec admiration même après le drame de Shakspeare. »

Tout y est à cette fois. Shakspeare n’inventera pas l’entrevue des deux amans au bal des Capulets ; elle est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas le personnage du frère Laurent ; il est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas la querelle sanglante qui force Roméo à s’exiler de Vérone ; elle est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas la résolution que prend Capulet de marier sa fille ; elle est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas le stratagème du trompeur et fatal sommeil de Juliette ; il est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas le retour précipité de Roméo dans Vérone, à la fausse nouvelle de la mort de Juliette ; il est dans Bandello. Shakspeare n’inventera pas la scène au tombeau de Juliette et de l’empoisonnement hâtif de Roméo ; elle est dans Bandello. Shakspeare enfin n’inventera pas son dénoûment ; s’il n’est pas dans Bandello, il est dans l’adaptation de Pierre Boisteau, le traducteur français des nouvelles de Bandello. Et pour que rien ne manque à la démonstration, Shakspeare n’inventera même pas le personnage de la nourrice ; l’honneur, et ce n’en est pas un médiocre, en revient encore au traducteur français. Il ne sera pas indiffèrent d’ajouter que trente ou trente-cinq ans environ avant le drame, un poète anglais avait mis en vers la nouvelle de Bandello, avec les modifications, de Boisteau. La part « d’invention brute, » comme dit M. Montégut, se réduit donc à deux choses : Shakspeare a créé le personnage de Mercutio et inventé « la soudaineté de la passion des deux amans, le coup de foudre de la première minute. » Il est vrai que c’est justement ce qui ne s’invente pas sans génie[1].

On pourrait multiplier les exemples et des genres les plus différens. Voulez-vous des comédies ? Voici la Mégère domptée, remaniement d’une pièce antérieure, elle-même imitée d’Arioste. Aimez-vous mieux une

  1. Voyez sur cette question : the Works of William Shakspeare, édition de M. Howard Staunton. t. I ; Londres, 1860, Routledge ; il y a d’intéressantes citations du vieux poème anglais ; Œuvres complètes de Shakspeare, traduites par M. Émile Montégut, t. IX, Paris, 1872, Hachette, et la réédition toute récente du livre de M. Mézières, Shakspeare, ses œuvres et ses critiques, Paris, 1882 ; Hachette.