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Je ne veux apporter en exemple aucune de ces œuvres secondaires dont on pourrait discuter l’originalité. Mais voyez comme les grands poètes semblent avoir choisi, de préférence à toutes les autres, ces matières en quelque sorte usées, rebattues, et comme avilies par un long service, pour y exercer souverainement leurs reprises ! Était-elle assez banale, avait-elle assez traîné de bouche en bouche, la Véridique histoire de l’horrible crime et de l’épouvantable punition du docteur Faust, lorsque Goethe la jugea digne de lui fournir son chef-d’œuvre? Encore si ce n’avait été qu’une légende, une de ces légendes que l’on conte le soir, au village, sous le manteau de la cheminée, quand le vent fait rage au dehors! mais le drame en était sorti depuis déjà longtemps; et, sur les théâtres de marionnettes, dans toutes les foires d’Allemagne, les paysans, mêlés au populaire des villes, avaient entendu le nécromant contracter avec Méphistophélès son pacte diabolique. Un Français l’avait traduite, un Anglais l’avait mise à la scène, et la critique allemande n’a pas sauvé de l’oubli moins de huit ou dix versions de ce Docteur Faust, célèbre dans le monde entier : c’est ici le titre de la pièce telle qu’on la jouait probablement encore sur les tréteaux de Strasbourg, dans le temps même que Goethe y étudiait.

Ce que le poète a fait d’emprunts hardis à la légende et au drame populaire, on le sait, et lui-même n’a jamais eu la faiblesse de le vouloir dissimuler. Quiconque ne s’arrêtera pas à quelques différences légères est d’abord en droit de dire que l’allure générale du sujet est demeurée dans le poème de Goethe ce qu’elle était depuis cent cinquante ou deux cents ans dans la pièce de marionnettes. Goethe était en effet guidé par un trop profond instinct des lois de l’invention poétique pour ne pas sentir qu’il n’avait pas le droit de dénaturer ou d’altérer seulement le sens de la légende. Il n’y a que les municipalités modernes pour nettoyer un monument gothique et le dépouiller de cette couleur la plus magique de toutes, qui est la couleur du temps. Mais, outre l’allure générale, ce sont les incidens particuliers aussi, quelques-uns mêmes de ceux, comme on l’a dit, « où brille sa plus poétique et plus incontestable originalité, » qui rappellent de près les incidens accoutumés du Faust populaire. Goethe n’a pas inventé le monologue de Faust, au début de la première partie du drame : il l’a pris tout indiqué dans celui que l’on voudra des Faust-marionnette. Goethe n’a pas inventé la scène où le naïf écolier vient consulter Méphistophélès déguisé sous la robe et la barbe de Faust : elle est manifestement en germe dans le Faust d’Augsbourg. Goethe n’a pas inventé la scène de la taverne d’Auerbach, et si l’esprit fort du Faust de Cologne ne s’appelle pas Altmayer, il n’en est pas moins échaudé par l’artifice de Méphistophélès, comme dans le Faust du poète. Il est même assez curieux de noter que, si Goethe ne le foudroie pas, comme dans le Faust de Cologne, c’est qu’il a mieux aimé retourner du drame jusqu’à