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sans le voir. Il s’est mis à rire et m’a représenté tous les inconvéniens du voyage. Je l’ai assuré que ce qu’il y avait de plus affreux pour moi était de rester à Bonn sans lui. Il a paru bien aise de ma résolution, mais il m’a prié de ne pas dire qu’il y eût consenti, et de partir un jour après lui, parce qu’il ne veut pas des autres... J’ai été ravi d’obtenir cette triste grâce et je ne pouvais donner au roi une plus grande preuve du désir que j’ai de faire mon devoir... Le pays, les chemins et l’air sont réellement affreux. On va à la chasse des coqs de Limoges[1] à deux heures après minuit, et pour ne pas manquer le moment on va coucher dans le bois : l’électeur a une chambre de planches, et nous coucherons sous des arbres qui n’ont guère de feuilles. »

La partie de chasse a lieu, et c’est là en pleine forêt et au milieu de la nuit que le résident, feignant de recevoir un courrier de Versailles, prend en quelque sorte l’électeur à la gorge pour obtenir de lui une décision positive. — « Je lui dis que j’avais ordre du roi de savoir ses intentions sur le traité proposé par la reine de Hongrie. Il me dit qu’il n’était pas en lieu pour cela et qu’il fallait attendre qu’il fût de retour à Bonn. Je lui dis que le roi avait grande envie d’avoir un coq de Limoges. Il me dit qu’il n’y avait qu’à renvoyer le courrier avec un coq et lui donner le temps de se décider sur sa réponse. — Je répondis que le coq serait fort mal reçu s’il arrivait tout seul, et que mon courrier ne partirait pas sans cette réponse... Malheureusement nous étions au milieu d’une forêt sans papier et sans encre... Nous en revînmes hier, et ce matin, il m’a envoyé chercher et m’a dit que son parti était pris de ne jamais se séparer du roi. Je voulus lui embrasser les genoux, il se jeta à mon cou, nous avions tous deux les larmes aux yeux. Il me dit que je le tirais d’un grand abîme, qu’il était prêt à se perdre. Il a envoyé chercher le grand-maître, lui a donné une clé de ses papiers, il lui a dit de prendre dans son tiroir le traité que la reine de Hongrie avait envoyé, de le rendre à son agent de Cologne, et de lui dire qu’il était engagé avec la France et qu’il ne voulait plus rien écouter. Il m’a demandé ensuite si je voulais qu’il écrivît au roi; je lui dis que je croyais que le roi recevrait avec plaisir les assurances de son attachement. Il s’est mis à écrire : je suis sorti : il est venu me chercher pour me montrer sa lettre et m’a demandé si j’étais content ; je lui ai dit que oui. Il m’a demandé si je voulais qu’il demandât quelque chose au roi pour moi. — « Oui, lui ai-je dit, qu’il me laisse auprès de vous toute ma vie. » — Nous nous sommes quittés fort contens l’un de l’autre : mais gardez-vous bien, monseigneur, de m’accorder cette grâce. — J’ai été obligé de dire que le roi voulait un coq;

  1. Le coq de Limoges est une espèce de coq de bruyère.