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par un coup d’ongle et s’en allait respirant à pleins poumons, comme un ouvrier mineur qui, sa journée finie, remonte à la lumière. Depuis 1850, presque tous ses livres ont été faits ainsi. Il en avait pris une telle habitude qu’il me disait : « Schiller, pour s’exciter l’imagination, respirait l’odeur des pommes gâtées; je crois que je ne puis plus écrire qu’en sentant la puanteur de l’encre d’imprimerie.» En réalité, ce maître en prose française n’aimait que les vers et il avait toujours quelques rimes qui se becquetaient dans sa cervelle. Cela ne lui était pas inutile pour échapper aux tracasseries de son existence, à laquelle les déconvenues n’ont point manqué.

Il en subit une qui fut étrange. On devait, le juin 1851, célébrer à la Comédie-Française l’anniversaire de la naissance de Corneille. Dans ces solennités il est d’usage de jouer une comédie de circonstance ou de faire réciter par un acteur une pièce de vers à la gloire de l’auteur mort que l’on veut honorer. Théophile Gautier fut chargé de composer quelques strophes qui seraient lues pendant un entr’acte ou à la fin de la représentation. Nous étions en république, et Gautier crut pouvoir se dispenser de placer Louis XIV au rang des dieux ; il lui reprocha d’avoir laissé :

Corneille sans souliers, Molière sans tombeau,


et il terminait en disant :

Dans la postérité, perspective inconnue,
Le poète grandit et le roi diminue.


« Pou-ou ! » comme dit Figaro ; nul pont-levis ne s’abaissa devant le pauvre Théo, mais il fut vitupéré comme un écolier qui a fait un barbarisme dans son thème. Le bureau des théâtres relevait alors de la direction des beaux-arts, qui appartenait à M. de Guizard. C’était un fort galant homme et de bonnes manières ; il avait été préfet, je crois, et présidait aux beaux-arts, comme il eût présidé à une entreprise de roulage, avec des aptitudes administratives qui servent à tout et ne suffisent à rien. Il poussa des cris d’effroi, lorsque, selon l’usage, on lui communiqua les vers de Gautier avant d’en donner lecture au public. Il déclara tout net qu’il était subversif d’exprimer de telles idées, que c’était fomenter les tendances révolutionnaires et que l’hydre de l’anarchie elle-même ne parlerait pas autrement si elle n’avait été muselée par un gouvernement réparateur ; que dirait M. Faucher? — Léon Faucher était alors ministre de l’intérieur; c’est lui qui, en ma présence, répondit à Petin,