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soupçonnions pas; c’était un garçon qui avait de gros yeux saillans, des yeux montés sur pédoncules, comme ceux des langoustes; il ne nous avait été bon à rien pendant notre expédition, pas même à préparer les repas, mais il dénonça subitement une faculté exceptionnelle; il aboyait comme un bouledogue. Il se mit à aboyer avec une force extraordinaire. Nous écoutâmes; vers la droite un aboiement lui répondit. Pendant plus d’une demi-heure, nous marchâmes ainsi, aboyant et aboyés. A travers la nuit, au-dessus du sol presque indistinct malgré sa blancheur, nous aperçûmes une maison, puis un village. Tout était éteint, tout était clos. Au milieu de la rue, une bande de chiens nous barraient le passage. A coups de poings, à coups de crosse de pistolet, le gendarme frappait sur les volets fermés et demandait l’hospitalité. De l’intérieur des maisons sortaient des voix furieuses et épouvantées qui nous envoyaient au diable. Les réponses n’attendaient pas les questions ; les murailles semblaient crier contre nous. Flaubert était en gaîté et disait : « L’étranger est un hôte envoyé par les dieux ; on doit d’abord lui laver les pieds. Lisez donc Homère ! » Le gendarme prie, supplie, menace, offre de l’argent; nulle porte ne s’ouvre et les accens de colère sont tels, que, dans la crainte d’un coup de fusil, nous nous rangeons contre les murs. C’était sauvage; la neige tombait, les chiens hurlaient, le vent sifflait, le gendarme blasphémait, et des voix invisibles nous accablaient d’injures. Tout à coup une porte s’ouvrit, un homme armé d’un fusil qui me sembla démesuré, fit un bond, se campa au milieu de la route et cria: « Halte-là ! Qui êtes-vous? » Le gendarme répondit : « Gendarmerie royale, escortant des voyageurs. » L’homme jeta son fusil sur l’épaule et marcha devant nous ; nous le suivîmes jusqu’à l’autre extrémité du village, où nous trouvâmes le khani, l’hôtellerie banale. Nous étions à l’abri, il était près d’une heure du matin. Une seule chambre assez vaste, divisée en deux compartimens ; dans l’un, les chevaux, les bestiaux, les poules; dans l’autre, surélevé d’un degré et en terre battue, comme une aire, les maîtres du logis et leurs hôtes, qui étaient trois chenapans vêtus de guenilles. Au milieu, sans plus de façon, ni de cheminée, le feu brillait, dont la fumée s’en allait à la grâce de Dieu. Une vieille femme nous fit cuire des œufs, que nous mangeâmes de gros appétit avec un morceau de pain noir et un verre d’araki. Notre bagage était resté en route, et nous étions mouillés jusqu’aux os. Nous étalâmes vos vêtemens autour du foyer pour les faire sécher, et sous un sayon de laine en lambeaux, sur des nattes de joncs, nous nous étendîmes pour dormir. De temps en temps on se réveillait; on lançait quelques branches de chêne nain dans le feu qui les dévorait d’une flamme