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les Turcs se souvenaient sans doute de ceux qui combattirent contre les Perses. Ce fut au colonel Touret que nous dûmes la bonne fortune d’être présentés à celui des Grecs vers lequel l’Europe regarda avec le plus d’admiration, à celui que Victor Hugo a chanté de préférence :

Canaris ! demi-dieu de gloire rayonnant !


Il était vêtu d’une redingote à la propriétaire; des cheveux blancs coupés ras, de fortes moustaches, un regard paterne, une bouche qui avait l’air de sourire par habitude, de grosses mains rougeaudes qui roulaient un chapelet d’ébène, une attitude embarrassée. Quoi! c’est là ce Psariote, ce brûlotier devant qui s’enfuyaient les flottes turques, devant qui Alexandrie pleurait de terreur? C’était lui, hâlé, tanné par le vent de la mer, trapu, vigoureux encore, devenu un personnage politique, dépaysé dans ce rôle et regrettant peut-être son chcbeck incendiaire ! Il avait été grand amiral, ministre de la marine; il n’était plus que sénateur; il n’avait jamais su écrire; on lui avait appris à dessiner quelques jambages qui simulaient son nom. Il avait alors soixante ans et, malgré sa lourde apparence, ne manquait pas d’une certaine finesse. Lorsqu’on lui vantait sa gloire, il se faisait humble et disait : « Oui, je sais que l’on a parlé de moi dans les livres d’Occident. » Sa modestie était-elle sincère? Je le crois ; je l’avais prié de me raconter en détail le fait du 7 juin 1822, qui fut extraordinaire. Le premier massacre des habitans de Chio venait de révolter l’humanité :

Les Turcs ont passé là! tout est ruine et deuil !


On résolut de s’en venger. A Psara, on tint un conseil de guerre; un Hydriote. Georges Pipinos et Constantin Canaris furent chargés d’incendier la flotte ottomane qui était au mouillage près de la cote d’Asie, dans le canal de Tchesmé. Les deux brûlotiers partirent pendant la nuit, qui était celle du Ramadan. La flotte était illuminée. Canaris aborda le vaisseau amiral monté par Kara-Ali, accrocha son brûlot, s’élança dans sa yole et, à force de rames, s’éloigna pendant que les navires turcs sautaient. Six mois après, il renouvelait cet exploit dans la rade de Ténédos. Je l’avais écouté avec recueillement et ne lui cachai pas mon admiration ; il me répondit : « Dans une expédition pareille, il importe de bien connaître la manœuvre du gouvernail, car tout dépend d’un coup de barre; il ne s’agit, en effet, que d’engager le beaupré ou les antennes du brûlot dans un des sabords du vaisseau que l’on veut incendier, et ça n’est pas difficile ; vous voyez donc que c’est bien plus simple que vous ne croyez. Si