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des femmes me sembla plus transparent qu’autrefois ; le costume des hommes se transformait pour se rapprocher du nôtre, et souvent, le cheick d’un couvent de derviches venait nie voir le matin, me demandait de l’eau-de-vie et me racontait des histoires qui m’ont fait supposer que le vœu de chasteté n’était point imposé à sa congrégation. Faudrait-il conclure de là que les mœurs occidentales pénétraient la vie musulmane et que le fanatisme religieux tendait à s’affaiblir’? Nullement. La princesse Belgiojoso, traversant à cheval une rue de Top’hana, fut apostrophée par un hadji qui la traita de chienne, fille de chienne, et lui donna un si violent coup de bâton qu’il la fit tomber. Je passais par là et je la reçus dans mes bras. C’est la seule fois que j’ai eu l’honneur de la voir; elle avait des cheveux blancs et ne rappelait guère la grande dame originale dont Paris raffola jadis, alors qu’elle patronnait un Arabe, prisonnier de guerre, qui avait une tête de bouc, sans doute pour justifier son surnom de Bou-Maza, le père de la chèvre.

Lorsque j’étais venu pour la première fois à Constantinople, c’était pendant l’été; j’avais vu une ville lumineuse et chaude. Elle est humide et assez froide en hiver; parfois un coup de vent du nord y arrive d’Arkangel à travers les steppes, à travers la Mer-Noire et lui apporte une température glaciale, contre laquelle nulle cheminée, nul poêle ne permet de se défendre; on en est réduit aux braseros, mode de chauffage médiocre et dont l’haleine n’est pas rassurante. Dès qu’il pleut, les rues non pavées deviennent des torrens de boue, les carrefours sont des lacs de fange; les immondices flottent dans ces mares malpropres, où les chiens les disputent aux percnoptères. L’incurie musulmane ne peut vivre que sous le soleil et dans la chaleur; aux heures brumeuses de l’hiver, elle devient repoussante et semble entrer en décomposition. Dans les quartiers de Péra, habités par des négocians européens, il y avait du moins quelques soins de propreté, on dégageait le pas des portes et à coups de balai on repoussait les plus grosses ordures; mais dans les quartiers grecs, arméniens et turcs on se serait cru dans un marais. Je m’en apercevais lorsque j’allais à Kouroutchesmé, village ou faubourg étage sur la rive européenne du Bosphore. Là s’était retiré Artim-Dey, que j’avais connu au Caire premier ministre d’Abbas-Pacha, qu’une brusque disgrâce avait frappé et qui, pour échapper à la mort, n’avait eu que le temps de s’embarquer clandestinement sur le bateau français à bord duquel nous nous étions rendus d’Alexandrie à Beyrouth. C’était un Arménien à cheveux blancs, très fin, peu véridique, dont le regard ne se fixait pas volontiers, et dont le nez énorme ressemblait à un bec inachevé. Il vivait dans la solitude, aigri, humilié de sa chute et ruminant ses griefs, dont il me faisait confidence. Dans ses heures d’expansion, de récrimination