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assez difficiles à concilier. Il fallait d’abord qu’il fût puissant et sût être victorieux, car la force seule peut corriger les habitudes d’une longue faiblesse. Mais il ne devait être ni un fils d’Autriche ni un prétendant possible au saint-empire : cette apparence seule eût réveillé les vieilles querelles. Par le même motif, il ne devait pas être catholique, car tout catholique était suspect d’être impérial ; mais il fallait un protestant sans fanatisme pour ne pas susciter les méfiances de l’autre camp. Comment accorder ces qualités, en apparence contradictoires ? Supposez pourtant que le problème fût résolu et qu’un favori de la fortune les réunît toutes en sa personne ; supposez, de plus, qu’au génie politique et militaire cet homme privilégié joignît le don d’écrire et de penser à l’égal des plus grands maîtres de la philosophie et des lettres ; supposez qu’en particulier il excellât dans l’art terrible de manier la satire et se plût à en faire usage pour retourner ce fer empoisonné dans les chairs et dans le cœur de ceux-là mêmes qui s’en étaient longtemps servis contre sa patrie ; supposez que, tour à tour infidèle allié et heureux ennemi de la France, il fît pendant un demi-siècle, de nos rois, de nos ministres, de nos généraux, de nos diplomates, le point de mire de ses épigrammes cyniques et sanglantes, répétées par tous les échos de l’Europe ; enfin complétez cette supposition par la plus invraisemblable de toutes : imaginez que, dans cette campagne entreprise contre l’honneur de la France, il eût la bonne fortune de trouver pour alliée qui, grand Dieu ? la France elle-même ! tous les lettrés, tous les philosophes de France accourus autour de son trône pour ramper à ses pieds et vivre à sa solde ; qu’il contraignît enfin le roi de la pensée française, celui qu’on a nommé spirituellement le vrai successeur de Louis XIV, Voltaire lui-même, à venir à son appel rimer en Allemagne ! Quel changement de scène inattendu ! quel renversement de tous les rôles ! Pour l’orgueil allemand, quel retour de tant de disgrâces ! pour la vanité surtout, quelle revanche de tant de blessures ! Comment douter qu’un tressaillement national saluerait dans ce réparateur de longues injures le précurseur d’une nouvelle unité germanique !

Pour l’expiation de nos fautes, et au grand péril de la liberté future de l’Europe, cet homme avait vu le jour et se préparait déjà à sa fortune. C’était celui-là même que le plénipotentiaire de France allait chercher dans son camp pour lui frayer le chemin de la victoire. C’était Frédéric.


II.

Ce fut le 10 mars 1741 que l’ambassadeur extraordinaire du roi de France auprès de la diète électorale traversa son ancien gouvernement