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pourrait que nous y faire revoir Mlle Lerou. Les tragédies de Saurin ou de Luce de Lancival ne sont pas plus délaissées que Bajazel, Mithridate, Esther et Bérénice. Mlle Favart, congédiée à l’improviste et qu’on tarde un peu trop à remplacer par Mme Pasca, semble avoir, dans les plis de sa robe-, emporté Andromaque. Mme Sarah Bernhardt, en fuyant, nous a ravi Zaïre; Mérope depuis longtemps est oubliée, comme tout le répertoire tragique de second ordre. D’ailleurs Voltaire et ses émules auraient mauvaise grâce à se plaindre, quand Racine est négligé, quand le grand Corneille, ô honte ! de tous ses chefs-d’œuvre ne voit honorer que le Cid, et de quels honneurs ! Je ne compte pas une reprise solennelle d’Horace et du Menteur à l’occasion d’un anniversaire ; mais on a fait jouer Chimène par Mlle Dudlay.

Ainsi, la place du répertoire, et surtout du répertoire tragique à la Comédie-Française, est trop petite pour que des comédiens et surtout des tragédiens s’y forment; et cette place pourtant, on ne peut la faire plus grande, à cause même de l’extraordinaire prospérité de ce théâtre. Les bonnes volontés des jeunes gens demeurent oisives et dépérissent, tandis que les chefs d’emploi disparaissent ou se consument à la peine. Cependant, à l’Odéon, les auteurs nouveaux ne trouvent pas de troupe, et le répertoire, bien que plus à l’aise, n’est pas en meilleur point, MM. Paul Mounet, Chelles, Brémont, Albert Lambert montrent à l’occasion un zèle et des talens qui mériteraient que l’on s’en servît un peu plus et surtout un peu mieux. Mlle Tessandier, pour s’être fait applaudir dans le Voyage de noces, est mise trop tôt et maladroitement à l’épreuve du rôle de Camille dans Horace; on ne lui donne ni le temps de quitter tout à fait ses défauts, ni la permission d’en profiter encore ; elle ne joue ni selon la nature ni avec art, mais comme une élève un peu attardée. L’opinion, récente en somme, que l’Odéon n’est qu’un tombeau, se maintient et s’affermit dans l’esprit du public. On nous étonne lorsqu’on nous rappelle que sur cette scène ont paru des vivans, et d’illustres : Joanny, Samson, Provost, Ligier, Frédérick-Lemaître, Firmin, Beauvallet, Bocage, Lockroy, Monrose, Bouvière, Delaunay, Thiron ; et Mme Georges, Brohan, Dorval, Naptal-Arnault, Sarah Félix, Marie Laurent, Jouassain, Emilie Dubois, Jane Essler, Agar, Bousseil, Ramelli, Dinah Félix, Dica Petit, Sarah Bernhardt, — et tant d’autres dont les noms se pressent, à l’aventure, sous ma plume ! Se peut-il que tant de talens et de si vivaces aient passé par ce théâtre et qu’il n’en reste dans ces murs aucun frisson de vie? Se peut-jl surtout que ces beaux temps reviennent et que l’Odéon ressuscite et retrouve son ancienne fortune ? Ceux qui m’ont fait l’honneur de suivre jusqu’à ce point cette étude penseront que ce miracle est possible, à une condition seulement ; que la Comédie-Française prête à l’Odéon cet excès de forces dont elle souffre; que les deux troupes soient réunies sous