Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle-même à deux élémens contraires. Écoutez-la parler: elle s’exprime par antithèses. Ainsi persiste jusqu’à l’extrême fin de l’œuvre poétique la vertu de cette faculté : l’imagination du contraste. Cimourdain, qui figure la révolution présente, est déterminé d’un côté par Lantenac, qui figure le passé, de l’autre par Gauvain, qui figure l’avenir, et il les détermine. Lantenac est l’ancien régime : ce sera donc un sceptique; Cimourdain, la révolution : ce sera donc un prêtre; Gauvain, la république future : ce sera donc un noble. Et Lantenac, Cimourdain et Gauvain ne parleront tous les trois que par antithèses, comme Danton, Robespierre et Marat, — j’allais dire comme Gros-René, Alain et Georgette, les trois petits enfans imaginés symétriquement aux trois dictateurs : ceux-là parlent à peine, mais leur mère parle pour eux; et comment parle-t-elle, cette mère — ou plutôt cette maternité qui hurle, car celle-là aussi est une abstraction, et la plus simple de toutes, et elle ne sait réclamer que ses enfans; — mais comment les réclame-t-elle et de quel style ses hurlemens? Elle fait se choquer les mots comme un tribun à l’assemblée, cette paysanne, cette brute. Blessée, guérie, mais séparée de ses enfans, à l’homme qui lui dit : « Eh bien ! nous n’avons plus de plaie ! — Qu’au cœur ! » répond-elle. Hé ! quel style pourrait-elle avoir autre que celui de l’auteur, cette apparence chargée par le poète de représenter à nos yeux une abstraction de son esprit?

Cela posé pour expliquer la genèse de l’œuvre d’art, et comment elle se forme, dans la pensée du maître, par une série d’apparitions de thèses et d’antithèses, — au bénéfice de quelle idée se fera la synthèse finale? Nous l’avons indiqué déjà, et pour quiconque a suivi l’évolution de la philosophie de Victor Hugo depuis un demi-siècle, il était facile de le prévoir. Lantenac, mandataire de la monarchie, qui s’en va, rachète quinze siècles de haine par un acte d’amour : envers qui ? Envers des enfans, qui représentent l’innocent avenir. Gauvain, soldat de la révolution, c’est-à-dire de la justice, comprend que la révolution n’est qu’un moyen et la justice un mode social : il reconnaît et admire comme supérieure à tout la valeur absolue de la bonté. Il récompense Lantenac en l’imitant, et devient son émule. Cimourdain, lui, père spirituel de Gauvain, immole son sentiment à la loi, cette souveraine de droit humain, à cette condition qu’aussitôt il expie ce sacrifice, comme un attentat à la bonté, seule souveraine de droit divin. Dans le roman, Gauvain, cet archange martyr, crie sur l’échafaud : « Vive la république! » Laquelle? Celle des esprits, des libertés qui s’entr’aiment. Cela ressort assez de son entretien avec Cimourdain, son maître, dans la veillée du supplice, de cet entretien, qui se peut bien appeler un tête-à-tête, si près de la guillotine. M. Meurice a voulu que, dans le drame, Gauvain fût plus explicite encore; il lui fait crier sur l’échafaud : « Vive l’humanité! »

Que le public ait pénétré jusqu’au sens de cette fable, je n’oserais