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son ancien précepteur Cimourdain, ci-devant abbé, maintenant délégué du comité de salut public. Les bleus dénichent dans un bois (rois petits enfans avec leur mère, une paysanne, la Flécharde; ils les adoptent et, quelques jours après, les perdent dans une embuscade. Prisonniers et otages, les trois enfans vont périr dans l’incendie d’une tour où les blancs se sont réfugiés. Le marquis de Lantenac, échappé à l’ennemi, aux flammes, à la mort, y rentre pour sauver ces enfans; il les sauve et se livre, la guillotine l’attend. Gauvain le fait évader et prend sa place. Cimourdain condamne Gauvain, le fait exécuter et se tue. Voilà tout le drame : il n’existe pas. Ce n’est rien qu’une anecdote assez invraisemblable, et qui, sauf le scandale d’un suicide à la dernière page, ne déparerait pas la Morale en action.

La politique ni la polémique ne trouvent leur compte dans cette légende, pas plus que la psychologie dramatique ni l’histoire. Lantenac, l’impitoyable chef, le dur voltairien, le royaliste féroce, dément toute sa conduite, comme par un coup de la grâce, et trahit la royauté en sacrifiant sa vie pour celle de trois enfans; Gauvain trahit la république en faisant évader Lantenac, et Cimourdain la déserte en se brûlant la cervelle. Tous les trois, d’ailleurs, même sanglans, restent purs et forcent l’admiration ; le blanc est un héros aussi bien que les bleus, et cette impartialité de l’auteur déconcerte l’esprit départi. Là-haut on ouvrait la bouche pour accompagner la Marseillaise : voici que l’auteur prête au blanc une action sublime; on hésite, on se trouble, on se sent trahi, on se tait. Ici, tel qui volontiers ricanerait au refrain du chant national et tâtait déjà sa clé forée dans sa poche, redevient sérieux et se tient coi. En un pareil sujet, rien qui donne plus de malaise à la badauderie du public que l’impartialité de l’auteur.

Mais, si je n’ose recommander Quatre-vingt-treize à l’amateur de psychologie dramatique ou d’histoire ou de politique, je le désignerai au philosophe et au simple amateur de spectacle : l’un et l’autre y trouvera son plaisir, et il vaut la peine de dire ici pourquoi ; ce sera déterminer en quelques mots la faculté maîtresse un poète, et le système d’idées où il est parvenu, — l’allure naturelle de son esprit, c’est à-dire ses procédés ordinaires d’imagination et d’exécution, et sa doctrine ou les conclusions qu’il a tirées, après tant d’années et tant d’œuvres, de son expérience et de ses rêves.

La faculté maîtresse de Victor Hugo est l’imagination du relief, obtenu violemment parle contraste des tons. Lorsqu’il s’agit pour lui d’inventer des êtres moraux, il les invente le plus souvent par couples : chacun n’est rien que le contraire d’un autre; chacun aussi n’est que le fantôme d’une abstraction, parce que rien n’est plus contraire à rien qu’une abstraction à une abstraction, les personnes réelles ayant toujours des ressemblances. Examinez de près chacune de ces abstractions en présence: vous trouverez le plus souvent qu’elle se réduit