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multiplier leurs productions, s’escrimer de l’archet et de le plume, le public n’a de vigoureux entrain que pour lui. Même aux jours où les colères légitimes prédominent, où la haine éclate en sifflets vengeurs, vous sentez dans ces colères et cette haine l’irrésistible attraction d’une force que l’on s’avoue en la détestant. Un moment, l’antipathie contre l’homme qui, par parenthèse, est un fort vilain homme, était devenue si grande que Pasdeloup lui-même avait dû l’abandonner. Eh bien ! il semble aujourd’hui que tout cela soit oublié ; comme de hautes herbes piétinées qui se redresseraient tige par tige, nous voyons Tanhäuser et Lohengrin se relever plus vivaces après la bourrasque. Il n’y a donc point à s’en défendre, l’homme qui s’impose de la sorte est un maître, et cet aveu me coûte d’autant moins qu’en le faisant je maintiens toutes mes restrictions et les maintiendrai jusqu’à ce qu’il me soit démontré que ces œuvres souvent admirables, qu’on voudrait nous donner comme des modèles d’un art dramatique nouveau, sont autre chose que de la mélopée et de la symphonie. J’écoutais, un de ces matins, chez Colonne, une suite de fragmens du Tanhäuser, et je m’étonnais presque de goûter tant de plaisir à des morceaux qui, au théâtre, m’ont toujours paru d’une monotonie désespérante : serait-ce que la salle de concert leur conviendrait mieux ? Ainsi, de cette romance à l’étoile, qui, lorsque vous l’entendez, l’esprit exempt de préoccupations scéniques, vous pénètre d’un long ravissement indéfinissable. « Un Français, disait Henri Heine, va au théâtre pour voir la pièce et chercher des émotions ; dans un parterre allemand sont établis des citoyens et des fonctionnaires pacifiques qui veulent digérer en paix leur choucroute et dans les loges siègent les jeunes filles, belles âmes blondes ayant apporté leur tricot ou tout autre ouvrage d’aiguille et voulant se perdre doucement dans les rêves sans laisser échapper une maille. » Rien de plus vrai, les Allemands vont chercher au spectacle du recueillement ; nous autres, c’est l’agitation qui nous y pousse ; ils ont la patience innée, nous ne l’avons pas, nous en manquons plus encore au théâtre que partout ailleurs ; or, il faut de la patience et beaucoup, il en faut des trésors pour écouter Richard Wagner et le suivre dans sa mélodie, — continue, implacable, immuable, — à travers l’action du drame et les émotions déchaînées coup sur coup : l’amour, la haine, la jalousie, l’ambition, l’orgueil, le point d’honneur, bref, tous les sentimens qui nous passionnent dans la vie réelle et qui font explosion sur les planches avec plus de violence encore, ce qui explique comment Wagner, chez nous si mal accueilli au théâtre, a fini par s’emparer victorieusement de notre public des concerts. Singulier éloge, dira-t-on, pour ce réformateur du drame musical que de restreindre ainsi son action ? C’est possible, mais je constate un fait et ne m’occupe ici que de ce qui nous concerne.

Il ne faudrait point cependant, pour l’amour de la grande musique,