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hommes que l’est la politique de cette cour[1]. » Et ce qu’il y avait de plus piquant, c’est qu’on n’était nullement sûr que même la fortune en se déclarant dissiperait l’incertitude, car déjà, à plus d’une reprise, c’était en se mettant du côté du vaincu et en changeant ainsi la balance des forces, que les princes savoyards avaient réussi à faire le mieux apprécier leurs services. « Ces princes, disait spirituellement un diplomate du temps, sont d’un sang qui ne se verse jamais inutilement, et ils savent que celui qui leur donnera le plus volontiers le Milanais sera toujours celui qui ne le possédera pas[2]. »

On voit combien était étendu le champ diplomatique sur lequel Belle-Isle avait à porter ses regards; combien étaient nombreux et croisés les fils qu’il prétendait tenir tous dans sa main. Ces élémens divers étaient en tel nombre, et dans une telle confusion d’intérêts et de tendances que tout dépendait de l’adresse de la main qui saurait les grouper. Suivant que les premiers efforts seraient plus ou moins habiles, ou plus ou moins heureux, on pouvait ou organiser la plus formidable coalition contre l’Autriche, ou la voir se dresser devant la France. Et pourtant ce n’était encore là qu’un jeu auprès de l’entreprise bien autrement difficile de donner une impulsion commune à tous les membres mal joints et mal assortis dont le concours était nécessaire pour déterminer le moindre mouvement de ce qu’on était convenu d’appeler le corps germanique.

Représentez-vous, en effet, sur un territoire qui ne portait pas alors plus de vingt-cinq millions d’hommes et dont l’étendue ne dépassait pas de plus du tiers celui de notre France actuelle, trois cents souverainetés indépendantes, prétendant toutes régner à titre égal, — aussi bien les deux qui marchaient de pair avec les plus grandes royautés d’Europe que les quatre-vingts dont le domaine ne couvrait pas une superficie de plus de huit à dix lieues carrées. Suivez de l’œil, si vous pouvez les démêler, sur la carte, les configurations bizarres de ces innombrables états, enchevêtrés les uns dans les autres par des accidens les plus divers de conquête ou de succession, — les petits formant enclave dans les grands, et les diverses possessions d’un même maître éparses aux points les plus opposés de l’horizon. Gravez dans votre cerveau, par un effort de mémoire, toutes les dénominations dont se paraient ces potentats ou ces magistrats de toutes les tailles, — rois, ducs, archiducs, comtes palatins, évêques, margraves, burgraves, landgraves, — variété de titres qui correspondait à toutes les formes politiques qu’une société peut revêtir, depuis la monarchie pure à Vienne et à

  1. Pol Corr., t. I, p. 198.
  2. M. de Bussy, ministre de France en Angleterre.