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morale est rare, chez presque tous il y a plus que des taches, il y a des souillures. À cette époque, où le mot de vertu est sur toutes les bouches, les actes de la vie ne répondent pas à la hauteur des aspirations. Par ce côté, les hommes de la révolution ressemblent à leurs pères, les philosophes du VIIIe siècle, eux aussi presque tous plus grands par l’esprit et les principes que par le caractère, par les mœurs. A cet égard, la révolution française est décidément inférieure aux grands mouvemens religieux, au christianisme des IVe et Ve siècles, à la réforme du XVIe ; elle est même inférieure aux révolutions d’Angleterre et d’Amérique, qu’elle domine par tant d’autres côtés. Elle n’a ni Hampden ni Washington, elle n’a même ni Milton ni Franklin. Veut-on en personnifier les plus généreux instincts dans quelque figure vivante, on est obligé de recourir au naïf La Fayette, ou de s’adresser à des personnages épisodiques, peut-être de préférence à des femmes, à Mme Roland, à Charlotte Corday, ces deux païennes et stoïques Romaines.

C’est Là un des traits de la révolution que, dans ses actes et ses péripéties, comme dans ses acteurs et ses chefs, elle ne saurait exciter une admiration sans mélange. Jamais le bien et le mal ne se sont autant mêlés, et les rêves les plus élevés des philosophes ainsi associés aux plus grossiers appétits de la foule. De tous les historiens de la révolution, aucun ne nous avait aussi bien fait comprendre ces étranges contrastes qui, à bien des égards, durent encore. Si l’auteur a souvent fait ressortir de préférence les côtés sombres, il y était entraîné à la fois par sa théorie, par sa passion de la vérité, et sa haine des lieux-communs. Avant de le taxer d’étroitesse et d’injustice, il convient de connaître la conclusion de son grand ouvrage. En attendant, pour être pleinement équitable envers la révolution et envers ses sinistres athlètes, M. Taine n’aurait qu’à répéter ce qu’il répondait lui-même à l’un de ses prédécesseurs en sévérité, le puritain Carlyle : « Ces logiciens ne fondaient la société que sur la justice, ces épicuriens embrassaient dans leur sympathie l’humanité entière. Ils avaient pour but le salut universel comme vos puritains le salut personnel. Ils ont combattu le mal dans la société, comme vos puritains dans l’âme. Ils ont eu comme eux un héroïsme, prompt à la propagande, et qui a réformé l’Europe, pendant que le vôtre ne servait qu’à vous[1]. »


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. L’Idéalisme anglais, étude sur Carlyle.