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c’est, au fond, de ne les avoir pas imités. Autant vaudrait presque reprocher à la France de n’être pas l’Angleterre. Cette constitution pondérée, dont M. Taine fait un si magistral tableau, elle est sortie du sol anglais, du tempérament anglais, de l’histoire de l’Angleterre. Comment s’étonner que, d’un pays et d’un peuple différens, il ait surgi une autre révolution, une autre conception politique, une autre société? Le théoricien de l’influence du milieu se trouve ainsi en contradiction avec son propre système ; il oublie que les institutions sorties du sol national sont les seules vivantes; il semble considérer la constitution anglaise comme le seul type politique, le seul moule raisonnable de l’état moderne, refaisant à son tour, en un autre sens, le songe que, chez la révolution, il taxait tout à l’heure de chimère puérile, rêvant une constitution rationnelle et cosmopolite, applicable aux différentes contrées et aux différens peuples, sans tenir compte de leur tempérament ou de leur passé.

On comprend les défiances de l’écrivain pour la démocratie; mais on s’étonne que ces défiances aient pu amener un esprit aussi systématique, un déterministe aussi résolu, à se dissimuler ce qu’il y a de puissant et de fatal dans le courant qui entraîne la France et l’Europe à la démocratie. C’est là, j’oserai le dire, le côté faible de son grand ouvrage. S’il s’explique en partie par sa psychologie, ce défaut n’en aboutit pas moins à le mettre en contradiction avec l’ensemble de son système. Pour apprécier plus largement la révolution, il n’a qu’à revenir à sa thèse sur « le milieu et le moment. » Sous ce rapport, le grand prédécesseur de M. Taine dans sa nouvelle carrière, Tocqueville, se montre plus philosophe. Pour n’avoir qu’une médiocre confiance dans la démocratie, Tocqueville n’en a pas moins bien vu que, en 1789, l’avènement de la démocratie était inévitable, et il ne s’est pas attardé à rechercher ce que la constituante eût pu lui substituer.

D’un historien aussi sévère pour la constituante on ne saurait attendre grande indulgence pour la législative ou la convention. A leur égard, l’excès de sévérité nous choque moins. M. Taine a lui-même, du reste, tracé d’une façon émouvante la terrible situation que leur faisait à toutes deux l’omnipotence croissante de la populace. A le lire, on sent que, pour ne point se plier à la dictature de l’émeute, il eut fallu des assemblées de saints ou de héros. Rien de plus triste peut-être, dans toutes ces navrantes peintures que le tableau de la pâle et incertaine législative laissant détruire pièce à pièce une constitution dont en grande majorité elle désirait le maintien, et présidant à la chute de cette royauté qu’elle eût souhaité sauver. C’est cette faible assemblée, rendue plus terne par le voisinage de ses deux grandes sœurs, qui, de propos délibéré et par calcul de parti, a