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On a beau éprouver une certaine lassitude à voir se dérouler tant de scènes d’horreur, décrites avec une implacable fidélité, l’esprit en ressent involontairement l’impression. Cet amoncellement de petits faits entassés opère, malgré vous, comme une suite de preuves et une série d’argumens. On dirait d’une grêle continue de projectiles sous laquelle le lecteur accablé est obligé de se rendre.

Ce que M. Taine démontre avec ce luxe de preuves et de citations, tout homme ayant un peu étudié la révolution le savait plus ou moins ; les autres l’avaient peut-être trop oublié : c’est que dès les premiers jours, à ses plus belles heures d’enthousiasme, la France de 1789 est tombée dans le désordre et l’anarchie. Conformément à sa psychologie pessimiste, l’historien philosophe se fait un devoir de nous montrer que, dès les premières semaines de la constituante, la révolution faite au nom du droit abstrait aboutit à la souveraineté des passions libres. Cette radieuse aurore de la révolution, que nous aimions à nous représenter comme une époque bénie, sans pareille peut-être dans l’histoire, M. Taine se complaît à la faire voir souillée de boue et de sang. Ce que d’autres avaient fait pour 1792 et pour l’empire, il le fait pour 1789, il déchire la légende. Au risque d’être accusé de sacrilège par ses nombreux dévots, il dépouille la révolution naissante du nimbe éblouissant dont l’avait couronnée la reconnaissance des générations.

Après l’avoir lu, on ne saurait guère contester l’exactitude de sa démonstration. L’enfantement de la révolution a, comme son règne, été pénible et sanglant. Devant la quantité de faits étiquetés dans ce dossier et classés dans cet inflexible réquisitoire, on n’a plus à plaider que les circonstances atténuantes, l’ignorance et les souffrances des coupables, les imprudences, les préventions, les inconséquences ou l’aveuglement des victimes. On connaît le mot de Malouet : « La terreur date du 14 juillet, et l’on serait en droit de la faire remonter plus haut. » Cette parole eût pu servir d’épigraphe à l’un des volumes de M. Taine. A la terreur légale et systématique de 1793 il montre une devancière dans la terreur incohérente des foules. Les campagnes de la France, en 1789, ressemblaient singulièrement aux campagnes d’Irlande, durant ces dernières années, avec cette différence qu’en France, il ne restait plus de gouvernement pour tenir tête aux émeutiers et défendre la loi. Aussi ne s’étonne-t-on plus de la rapidité de l’émigration en 1789. Dès les premiers jours, plus de loi, plus de pouvoir central, plus de force armée pour faire respecter la vie et les biens des sujets du roi. Mais « cette anarchie spontanée, » comme l’appelle M. Taine, cette impuissance du gouvernement dès l’ouverture des états-généraux, est-ce la révolution, encore à la veille de naître, qui en est vraiment