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Palais-Royal tiennent presque autant de place que la constituante et ses délibérations. L’histoire ne se fait-elle pas alors dans la rue plus que dans les assemblées ou dans les bureaux des ministres? Chez lui, la province, d’ordinaire si négligée, les campagnes et les petites villes, avec leurs passions locales, ne vont pas remplir moins de pages que Paris et Versailles. A chaque époque critique, sous la constituante, la législative, la convention, il refait son tour de France, enregistrant avec une infatigable ponctualité les repoussantes scènes de violence que, du nord au midi, il rencontre sur sa route. Ce récit, qui nous fait voir 1789 et les trois années suivantes sous un aspect nouveau et si navrant, M. Taine, on le sait, l’a rédigé, d’après les correspondances officielles, conservées aux archives. La couleur et la teinte de l’histoire dépendent naturellement beaucoup des documens à travers lesquels on la voit. Les volumineux rapports d’intendans, d’administrateurs, ou d’officiers de police, souvent mal disposés pour la révolution, ont pu avoir une réelle influence sur le plan ainsi que sur les vues de M. Taine. A une époque qui professe pour l’inédit et le document authentique un goût qui va jusqu’à l’engoûment, ces correspondances, riches de découvertes de détails, ne pouvaient manquer d’exercer un grand empire sur un écrivain passionné pour l’exactitude, et avant tout jaloux « de prendre les faits sur le fait. » S’il a été entraîné par ses trouvailles dans des énumérations et des répétitions qui à certains lecteurs paraissent fastidieuses, ce n’est cependant point uniquement, comme l’a dit un des maîtres de la critique, pour utiliser les matériaux entassés devant lui[1].

Loin de là, en cédant à cette tentation, M. Taine cédait en même temps à ses penchans de savant et à ses instincts de peintre. A-t-il dévié de son plan primitif, c’est suivant sa propre méthode et son système favori. Les anecdotes, les traits particuliers, le détail vivant et pittoresque, lui ont toujours semblé une des parties capitales de l’histoire, qui, à ses yeux, n’est que le groupement des faits dans l’ordre de leurs causes et dans leur enchaînement naturel. Pour lui, expliquer un grand événement, c’est le résoudre dans la diversité des faits dont il est la résultante ; faire connaître une époque, c’est en reproduire les sentimens et les sensations aussi bien que les idées. C’est visiblement ce que, à l’aide des archives, il s’est piqué de faire pour la révolution, employant la méthode d’énumération et d’accumulation, décrivant par le menu toutes les émeutes et les atrocités, sans souci de paraître monotone ni de rebuter le lecteur, car, à ses yeux, c’est là une méthode scientifique.

  1. M. E. Scherer.