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n’ait en grande partie réussi dans cette audacieuse entreprise ? Chez combien de peuples n’ont pas pénétré ses principes et quels gouvernemens civilisés ont résisté à l’ascendant de son esprit? On chercherait en vain dans toute l’histoire un pareil exemple d’acclimatement moral.

Au reproche de M. Taine on pourrait répondre par le reproche inverse, lui objecter qu’à force de scruter les différences de climat d’origine, d’éducation, il a peut-être trop perdu de vue l’unité fondamentale de l’esprit humain, dans les peuples de notre race et de nos latitudes du moins. Un législateur de la révolution, Sieyès ou Condorcet, par exemple, pourrait l’accuser de n’avoir pas assez tenu compte du grand fait historique dans lequel se résume toute notre civilisation, la lutte de l’homme contre la nature, contre le milieu extérieur. Plus le monde va, plus la science conquiert d’empire, plus les hommes et les peuples tendent à l’uniformité, plus l’on voit les idées et les usages se rapprocher comme les distances, les divergences encore grandes s’atténuer, et tout converger vers un idéal commun. La thèse de M. Taine, quant aux trois facteurs de l’histoire, ne cesse pas d’être vraie, mais l’importance relative de ces trois facteurs s’altère avec le temps, en sorte que la théorie du milieu explique mieux le passé que le présent ou l’avenir. Si puissante et bien assise que semble l’influence de la race, du climat, du sol, elle n’est plus exclusive. Les antécédens historiques même perdent de leur empire devant les envahissemens d’une science et d’une civilisation essentiellement unitaires et assimilatrices. Pour parler le langage de M. Taine, je dirai que, au sein du monde extérieur si varié et multiple, l’homme moderne se crée peu à peu un milieu homogène, milieu moral qui l’emporte de plus en plus sur le milieu matériel, sur la race et toutes les causes extérieures. C’est ce qui explique la diffusion presque instantanée des idées de la révolution d’un bout du monde civilisé à l’autre, et comment on leur pourrait appliquer ce que La Fayette disait de son drapeau. Si ses principes ont si vite fait le tour du globe, c’est précisément qu’étant abstraits, ils pouvaient presque également s’adapter à tous les peuples. Il y aurait des êtres doués de raison dans d’autres planètes, et l’homme pourrait se mettre en rapport avec eux, que les principes de 1789 seraient capables d’y faire des prosélytes et d’y effectuer des révolutions.

Encore une fois, c’est là le fort et le faible de la révolution, ce qui lui a donné son caractère d’universalité avec sa prodigieuse vitalité, et ce qui lui rend si difficile de trouver sa propre assiette. La première raison de ses échecs, comme de ses succès, c’est qu’elle tend à la recherche de l’absolu dans le domaine du relatif, du contingent,