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l’Autriche qui avait appuyé ses premiers pas et facilité son entrée dans la société européenne. Ensemble les deux empires avaient lutté, tout récemment encore, contre la France, en Pologne, et enlevé cette couronne élective au beau-père de Louis XV. Leur union était nécessaire aussi pour faire tête aux retours toujours menaçans de la puissance ottomane. Les projets de la Prusse, au contraire, contrariaient la jeune ambition russe dont ils gênaient l’expansion et bornaient même les regards du côté de l’Occident. Mais ces tendances naturelles d’un intérêt bien entendu pouvaient être à tout moment, à Saint-Pétersbourg, déjouées par des influences ou des passions personnelles. Rien n’était fixe dans ce monde nouveau, à peine sorti du chaos, et qui avait vu, sans scandale, une vivandière couronnée recueillir la succession de Pierre le Grand. D’une année, d’un mois même à l’autre, une révolution de palais pouvait changer le pouvoir de mains, et renverser les plans d’alliance à peine formés. Aussi, avertis de se tenir en garde, les agens de toutes les cours, anglais, français, allemands, étaient-ils toujours à l’œuvre et prêts à mettre eux-mêmes la main par la corruption et l’intrigue à ces violentes exécutions. Jamais ces péripéties ne s’étaient succédé avec une aussi brusque rapidité que depuis la mort de la dernière souveraine, l’impératrice Anne. Son successeur, le jeune Ivan, était un enfant à peine âgé de sept ans; en quelques mois, il avait déjà changé deux fois de tuteur et trois fois de ministres. En novembre, au moment de l’invasion de la Silésie, c’était le vaillant maréchal de Munich qui, gouvernant sous le nom d’une régente intronisée par lui-même, disposait de la toute-puissance, et Frédéric, son ami de vieille date, avait reçu de lui des assurances et même des encouragemens qui n’avaient pas peu contribué à l’enhardir. Mais, en mars, tout était changé : Munich, à son tour, était disgracié et faisait place à un successeur, acquis, disait-on, à l’influence anglaise. Tout était donc redevenu menaçant de ce côté, au moins jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’à un changement de scène ou de règne qu’on pouvait toujours prévoir et auquel une diplomatie active pouvait toujours se flatter de concourir.

Contre ce danger qui alarmait principalement Frédéric, en inquiétant ses frontières et le derrière de ses armées, la France pouvait offrir à son nouvel allié une garantie qu’on trouvait alors suffisante. C’était l’appui de la Suède, liée à la politique française par une amitié qui datait de Richelieu et de Gustave-Adolphe, et qui était régulièrement entretenue chaque année par un subside dont les finances de Stockholm auraient eu de la peine à se passer. On sourirait, à la vérité, de nos jours d’une politique qui compterait sur la Suède pour tenir la Russie en échec. Mais les peuples, on le sait, vivent de souvenirs et d’imagination presque autant que de réalités :