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Si, dans ce profond plaidoyer en faveur de la tradition, il met tant de chaleur, de verve, de véhémence, c’est qu’en fait, sa propre théorie est en cause, c’est qu’ici encore l’historien n’est que l’organe du philosophe. Dans ses destructions systématiques, non moins que dans ses constructions a priori, la révolution, en effet, est en révolte ouverte contre la loi de l’histoire, telle que l’a formulée M. Taine. Aux yeux de ce dernier, la tradition et les institutions qui en dérivent représentent les influences du milieu ; elles ont, pour la science, un droit préétabli et imprescriptible, car elles ne sont pas la création d’une fantaisie éphémère, mais bien le produit spontané et légitime des siècles, du sol, de la race, de la civilisation, c’est-à-dire des facteurs éternels des sociétés humaines.

Dans son ardeur à en revendiquer les droits, l’éloquent avocat de la tradition va parfois jusqu’à oublier que plusieurs des institutions dont il établit victorieusement les titres dans le passé pourraient avoir perdu leur utilité dans le présent. Un lecteur imbu de sa doctrine serait, à certaines pages, tenté de lui faire observer que des trois facteurs principaux, reconnus par lui dans l’histoire, la race, le milieu, le moment, il semble par instans négliger le dernier, ne plus tenir compte de l’époque, ne plus se souvenir du temps, l’infatigable agent des variations humaines, grâce auquel toutes choses se modifient, et les meilleures vieillissent et dépérissent.

Après les destructions, les constructions. Sur les ruines vénérables de la tradition, que va édifier la raison spéculative? Écoutons l’historien. « Conformément aux habitudes de l’esprit classique et aux préceptes de l’idéologie régnante, elle construit la politique sur le modèle des mathématiques. » Le sol à peine déblayé, elle y bâtit, selon des règles imaginaires, sans aucun souci de l’expérience et des faits, avec l’équerre de la justice théorique, une cité idéale pour l’homme abstrait. Au-dessus de la constitution et des lois nouvelles, on place une déclaration métaphysique d’où tout le gouvernement doit découler. Ces nouvelles tables de la loi, qui résument toute la doctrine et la foi de la révolution, ce sont les Droits de l’homme. Ce Credo déclamatoire ne saurait trouver grâce devant un philosophe ennemi des universaux, qui ne voit dans le monde que des peuples divers, composés d’individus différens, pour lequel le Français, au sens général du mot, n’est guère plus réel que l’homme abstrait, car, à ses yeux, l’homme vivant ne diffère pas seulement par la race ou le climat, mais par le rang social, par la naissance, l’éducation, les aptitudes héréditaires, qui en font autant d’hommes dissemblables. Sur ces fondations idéales, sur ces principes inscrits dans l’air, comme de vides figures de géométrie, comment ces géomètres politiques pourraient-ils élever un monument