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et comme une loi biologique, aussi indéniable pour les sociétés que pour les individus. Quand la raison vient à se substituer au préjugé dans le gouvernement des choses humaines, c’est la marque qu’un peuple est entrain dépasser de l’enfance à l’âge adulte. Et, de fait, les sociétés où la raison tient le moins de place, où la tradition est toute-puissante, ce sont les tribus sauvages. Les nations les plus policées, comme les plus riches, sont celles où la libre réflexion a le plus de part au gouvernement[1]. Si l’intervention de la raison spéculative a ses inconvéniens et ses dangers, la coutume autorise souvent les pratiques les plus barbares. N’est-ce pas elle, par exemple, qui a maintenu durant des siècles l’esclavage, la torture, l’intolérance religieuse, triple legs de la tradition, dont les révoltes de la raison nous ont seules délivrés ?

La raison raisonnante a-t-elle pour défaut de tout remettre sans cesse en question, l’aveugle obéissance à la tradition a pour effet de tout également consacrer. Si l’une enfante l’extrême mobilité, l’autre conduit à une inévitable stagnation. Qu’en faut-il conclure ? Une seule chose, semble-t-il, c’est que pour unir la stabilité au progrès, ni la coutume qui conserve, ni la raison abstraite qui innove ne doivent avoir un empire exclusif : en d’autres termes, c’est que les changemens se doivent faire peu à peu, avec mesure et précaution, en tenant compte des intérêts et des habitudes; c’est, en un mot, qu’un état ou une nation n’est pas une maison qu’on livre à la pioche des démolisseurs pour la reconstruire à neuf.

Cette vérité, devenue une banalité pour tous les hommes éclairés, la révolution et le XVIIIe siècle l’ont méconnue, et cette erreur a été le principe de tous leurs déboires. Avec une ingénuité excusée par leur inexpérience, la révolution et la raison abstraite, dont elle s’inspirait, ont débuté en politique par une méthode toujours en honneur chez les intelligences simples et près des masses populaires, la méthode radicale. On a voulu faire table rase pour être plus libre de rebâtir suivant le plan idéal. En cela, on pourrait dire que, à ce premier essai, la raison raisonnante se montrait peu raisonnable, puisque dans sa juvénile infatuation, elle oubliait de rechercher la raison de ce qu’elle renversait. C’est là un des principaux griefs de M. Taine contre les hommes de la révolution. Il se plaît à leur rappeler les titres passés et présens de la tradition, à leur prouver, l’histoire à la main, que toutes les institutions qu’ils repoussent ou dont ils sapent les bases, royauté, aristocratie, église, corporations, ont leur justification et leur raison d’être dans des services séculaires.

  1. « Sans s’indigner contre le préjugé, (écrivait ici même M. Fouillée, on peut et on doit vouloir qu’il ait une influence de moins en moins grande. En fait, les peuples modernes se rendent mieux compte de la façon dont ils se gouvernent que ceux du moyen âge, et ils se gouvernent mieux. » Voyez la Revue du 15 avril 1879.