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à l’imagination luxuriante, chaude et colorée, qui dans toute notre littérature, dans toute l’Europe contemporaine peut-être, n’a pas son égal pour rendre la vie, le mouvement, la lutte, la force, un Rubens en un mot, qui excelle à peindre les chocs, les mêlées, les batailles, les violences ou les convulsions, les bacchanali s de satyres ou les kermesses populaires. Et, comme le peintre d’Anvers, le nouvel historien de la révolution se complaît à ces scènes tumultueuses où son art triomphe, sauf à revenir, lui aussi, à ses heures, aux splendeurs éblouissantes du luxe, aux riches costumes des fêtes de cour et aux chatoyantes étoffes.

Chez M. Taine, du reste, la théorie est sur ce point d’accord avec le penchant et le savant avec l’artiste. Cet historien a une méthode qu’il a enseignée aux autres avant de la pratiquer lui-même. Selon lui, l’histoire s’est trop longtemps enfermée dans les abstractions ; ce qu’elle doit se proposer avant tout, c’est de faire voir l’homme, l’homme vivant, l’homme en chair et en os, dans ses besoins, dans ses goûts, dans ses habitudes, dans ses sentimens. À ses yeux, les historiens se sont trop uniquement occupés de la politique, de la religion, de la diplomatie, des institutions, des lois ; tout cela, pour lui, ne nous en apprend guère plus que les batailles, les sièges et les campagnes dont sont remplies tant de prétendues histoires ; encore ces batailles démodées représentent-elles peut-être davantage la vie. L’important, c’est l’individu. « Une langue, une législation, une constitution, a-t-il dit, voilà vingt ans, dans un véritable manifeste d’historien naturaliste, n’est jamais qu’une chose abstraite ; la chose complète, c’est l’homme agissant, l’homme corporel et visible qui mange, qui marche, qui se bat, qui travaille ; laissez là la théorie des constitutions et de leur mécanisme, des religions et de leurs systèmes, tâchez de voir les hommes dans leurs ateliers, dans leurs bureaux, dans leurs champs, etc.[1]. » Telle est la théorie de l’historien : l’auteur s’y conforme. Comment s’étonner après cela du peu de place que tiennent dans son grand ouvrage les délibérations et les lois des assemblées, comment être surpris d’y trouver à peine le nom de Mirabeau ?

Ce n’est pas ici une histoire politique à la manière d’un Thiers ou d’un Guizot. Il est vrai que, à croire sa préface, M. Taine n’aurait entreprisses Origines de la France contemporaine que pour se faire à lui-même une opinion politique ; mais, si c’était là son intention primitive, il l’a souvent oubliée en chemin. Son tempérament et sa théorie étaient d’accord pour l’en faire dévier. Une fois fait historien, la politique devait de nouveau lui apparaître comme un accessoire dans la vie du passé. Il ne pouvait être infidèle à sa propre

  1. Histoire de la littérature anglaise. Introduction.