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parce que la présence des Turcs dans les centres de quelque importance avait comprimé pendant longtemps toute expansion. Nous allons les observer encore dans une de ces fêtes appelées fêtes du petit et du grand Sabor. Ce sont des réunions de plusieurs communes ou de plusieurs arrondissemens ; elles se tiennent non loin d’une église, près d’un monastère isolé au milieu d’une forêt. Après la prière à l’église et le repas en commun commencent les danses, les chants, les luttes, les courses à pied. Ce sont les jeux olympiques en Serbie. Comme les belles armes sont les seuls ornemens des maisons, chacun en est paré en venant au Sabor. Nulle crainte pourtant qu’il en soit fait mauvais usage. Le caractère des Serbes est doux. Dans ces fêtes, ils boivent à la santé de leurs amis et de leurs ennemis, en priant Dieu que les premiers ne changent pas et que les seconds reviennent à de meilleurs sentimens à leur égard. Ils ne s’exaltent réellement qu’au souvenir de leur grandeur passée et lorsqu’ils ses demandent quand viendra l’empire serbe.

Dans les chants nationaux populaires, qui sont comme l’esprit poétique de la Serbie, figurent tous les noms des héros qui ont versé leur sang pour la patrie[1]. L’exécution de ces chants, accompagnée de la gouslé, fait entrevoir aux Serbes un avenir plein de grandeur. Est-ce de leur part un rêve tout à fait insensé ? Il nous paraît presque justifié en songeant qu’il y a au nord, à l’ouest et au sud de l’Europe, quatre-vingts millions de Slaves dont les Serbes représentent la portion la plus indépendante et la plus résolue. Comment ce peuple pourrait-il jamais oublier qu’au XIVe siècle un empereur serbe se vit à quelques lieues de Constantinople et qu’il fût entré avec son armée victorieuse dans la capitale de l’Orient s’il n’eût été frappé de mort subite ? Il y a plus : la Serbie actuelle est la terre promise vers laquelle aspirent les peuples de la Bulgarie et de la Bosnie, Musulmans et chrétiens se rencontrent dans cette même espérance : vivre comme en Serbie sans privilèges et sans distinction de classes.

Que pourrait-on désirer de plus, en effet, chez un peuple libre, que ce qui existe dans la principauté serbe ? Chaque habitant est de plein droit propriétaire ; tous, il est vrai, paient des impôts, mais des impôts qui sont répartis proportionnellement, selon la fortune supposée de chaque contribuable. C’est la commune ou, pour mieux dire, le chef de la famille qui fait cette répartition, aisée à établir dans des villages et petites localités on chacun se connaît et où la richesse consiste en terres et en troupeaux. C’est encore la commune qui prélève sans frais les impôts et les transmet des villages au chef-lieu des districts, et de là au trésor central. La justice est la

  1. Voyez, dans la Revue du 15 Janvier 1865, l’étude de Mme Dora d’Istria sur les Chants populaires des Serbes.