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traiter les territoires chrétiens en pays conquis. Les infortunés Serbes, éloignés les uns des autres, égorgés au moindre mouvement de révolte, étaient de plus en plus paralysés par la terreur. Un jour pourtant, quelques-uns des knèzes (notables) de la montagne se réunissent dans un cloître et rédigent une supplique indignée à Sélim ; l’un d’entre eux se charge de la porter à Constantinople. « O toi, notre tsar, lui écrivent-ils, sache que les janissaires nous ont tout arraché, jusqu’à nos vêtemens et que nous en sommes réduits à nous couvrir d’écorces d’arbres. Et les brigands ne sont pas satisfaits, il faut que notre âme devienne aussi leur proie, il faut qu’ils nous prennent notre religion et notre honneur. Pas un mari n’est assuré de garder sa femme, pas un père ; sa fille, pas un frère sa sœur. Couvens, églises, nos moines et nos popes, rien de ce qui est sacré n’est à l’abri de leurs outrages. Si tu es notre tsar encore, lève-toi et délivre-nous des méchans. Si telle n’est pas ta volonté, fais-nous-le savoir ; alors il ne nous restera plus qu’à nous enfuir tous dans les montagnes ou à nous jeter la tête la première dans nos fleuves et dans nos torrens. »

Malheureusement pour les Serbes, les prières des knèzes furent entendues, et le sultan Sélim eut la naïveté d’écrire aux janissaires ce qui suit : « Si vous ne changez de conduite, j’enverrai contre vous une armée, non pas une armée turque, puisqu’il est défendu aux croyans de combattre des croyans, mais une armée d’une autre race et d’une autre religion, et il vous arrivera ce qui jamais n’est arrivé aux Osmanlis. »

Les janissaires comprirent et ne comprirent que trop bien ; ils se dirent avec raison que cette armée d’une autre race et d’une autre religion ne pouvait être composée que de Serbes auxquels leur sultan allait donner des armes. Pour des bandits turcs, il n’y avait en cette occurrence qu’un parti à prendre : exterminer traîtreusement ceux dont on les menaçait. Ainsi fut-il fait. Mais comme ils ne pouvaient égorger en tut seul jour toute une nation, ils assassinèrent à une date fixée d’avance, comme dans une Saint-Barthélémy, tous les chefs de villages, de familles, de communautés, en un mot, ceux qui jouissaient de quelque autorité morale.

Au village de Topola, dans la Schoumasia, la plus grande province de la vieille Serbie, vivait un robuste porcher du nom de Kara-George où George le Noir, en serbe Tserni-George. Il s’était battu avec les Autrichiens, en 1789, contre les Turcs, dans les corps francs. Kara-George, taillé en colosse, taciturne, était sujet à des éclats de terrible colère, les janissaires le craignaient et l’avaient désigné Un des premiers à leurs coups. Au moment où la horde des assassins fit irruption dans Topola, Kara-George rassemblait ses nombreux