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fortement, Albert Dürer, parfois aussi, a cherché la pure beauté plastique à la façon des anciens, mais il n’a pu la faire inexpressive ; témoin un admirable Apollon tendant son arc, modèle de force, d’élégance, d’intelligence profonde et comme attristée.

Son génie a parcouru le cercle des conceptions humaines et les a interprétées avec une égale supériorité, avec une égale aisance, depuis les mystiques exaltations du solitaire de Pathmos jusqu’aux scènes domestiques empruntées aux mœurs populaires.

Son talent comme dessinateur reposait sur une forte base d’études scientifiques dont, avant tout autre, il a compris et justifié la nécessité. Aussi a-t-on pu dire qu’il était le premier de tous les artistes connus par la variété et la solidité de son éducation technique. Dans le plus grand nombre de ses compositions, l’élément graphique domine, je veux dire le trait manié avec une souplesse de main sans égale, se jouant des procédés les plus opposés, obéissant aux caprices les plus extraordinaires d’une imagination inépuisable. Néanmoins, dans plusieurs de ses cuivres, dans le Saint Jérôme au désert et dans certaines de ses aquarelles, il a révélé un sentiment très remarquable de la couleur, de ses harmonies, de ses richesses, de ses contrastes, un calcul savant, mais plutôt encore inné et naturellement habile, des tons et des valeurs : beautés d’art qui s’adressent à d’autres facultés de jouissance esthétique que ne fait le trait ou dessin proprement dit. De l’application magistrale de ces qualités exquises et de ces dons naturels, dirigée par une des plus grandes imaginations poétiques que le monde de l’art ait enfantées, est sorti cet œuvre immense, si profond et si émouvant, sur lequel les circonstances extérieures, l’action d’une femme et l’action d’un siècle, ont jeté un voile de tristesse, de mélancolie qui rend cet œuvre plus cher encore aux hommes de notre génération.

Peut-être dira-t-on que je me suis exagéré dans la vie de l’artiste l’importance de ses chimères, de ses terreurs superstitieuses, de ses entraînemens vers la réforme, de ses retours à la foi, de ses anxiétés, des angoisses causées par le défaut de sécurité morale et matérielle du temps où il vécut, — que tout cela, l’eût-il éprouvé, est étranger à son art, — qu’Albert Dürer, comme l’eût fait une machine à dessiner très supérieure, traduisait tout simplement et sans émotion d’aucune sorte les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament et les sujets pittoresques qui passaient sous ses yeux, — qu’il ne chercha dans les livres sacrés que des motifs de composition, comme le font nos peintres aujourd’hui en quête de prétextes par lesquels ils soient autorisés à peindre le nu avec une certaine noblesse et qui ne les trouvent que dans la mythologie grecque ou chrétienne. en bien ! quoique la tendance évidente de quelques