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superstitieuses terreurs si vivantes, même de nos jours, au bord du Danube. Aussi voyons-nous le diable dans son œuvre revêtir les formes les plus hideuses que l’imagination humaine surexcitée ait pu inventer. Il parcourt l’échelle entière de la création et adopte les combinaisons les plus étranges dans ses métamorphoses, dont on ne saurait dire le nombre.

Dans son excellente Histoire du diable, M. Ch. Louandre a décrit quelques-unes de ces incarnations bizarres. On les retrouve toutes dans Albert Dürer. « Homme informe et inachevé, nain ou géant, il est ridé, velu, aveugle comme les taupes, noir comme les forgerons barbouillés de suie ; il a des griffes comme les tigres, des crocs comme les sangliers ; il se change, au gré de ses caprices, en ours, en crapaud, en corbeau, en hibou, en serpent, car il aime cette forme qui lui rappelle sa première victoire… Quelquefois aussi, à en croire le démonographe Psellus, il se montre couvert d’écailles comme les poissons, et il respire comme eux en absorbant l’air par ses écailles. » Tantôt il prendra la figure d’un spectre pour effrayer le pécheur, tantôt pour l’exciter au péché, il empruntera à la femme sa beauté, ses séductions, ses grâces. Puériles dans leur expression écrite, ces créations acquièrent dans l’œuvre du maître une étrange intensité dévie. D’ailleurs, s’il est vrai, comme l’a dit Michelet, qu’au XVIe siècle le diable, le juif et le Turc ce fût tout un pour les peuples du Nord, ces terreurs n’étaient que trop fondées surtout à l’égard du Turc dont les invasions s’avançaient sur l’Europe d’un mouvement périodique et irrésistible. « Tel y voit le démon et soupçonne que cette engeance n’est rien que le diable en fourrure d’homme. » N’est-ce pas l’opinion de Luther s’écriant : « Ce n’est pas sur nos murailles ni sur nos arquebuses que je compte pour repousser les Turcs, c’est sur le Pater noster. » Je n’en doute pas, c’est l’horreur des cruautés atroces exercées par les Turcs sur leur passage qui inspirait à Albert Dürer son Martyre de dix mille chrétiens sous Sapor II, roi de Perse, tableau placé aujourd’hui dans la galerie de Vienne. En tous cas, ce qui est certain, c’est que le juif, le Turc, et le diable occupent la meilleure part de son œuvre.


VI

Mais cet œuvre est si vaste que le maître, à côté de ces sombres créations, a pu dans leur douceur exprimer les légendes chrétiennes ; il l’a fait notamment dans la Vie de la Vierge, et cependant, malgré l’intérêt qui s’attache à la suite et à l’unité des sujets, je vais de préférence aux petites Vierges isolées, gravées sur cuivre avec