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rivaux la délicatesse extraordinaire de sa touche. On raconte donc que Giovanni Fellini, l’illustre maître de l’école vénitienne, vint visiter l’artiste allemand dans son atelier, pendant qu’il était à Venise, et lui demanda comme un grand service de lui donner un de ses pinceaux, celui qui lui servait à peindre les cheveux de ses personnages. Dürer prit une poignée de pinceaux absolument semblables à ceux dont Bellini avait lui-même l’habitude de se servir, et les lui offrant : « Choisissez, dit-il, celui qui vous plaît ou les prenez tous. » Le peintre italien, croyant à une méprise, insista pour avoir un des pinceaux avec lesquels il exécutait les cheveux. Pour toute réponse, Albert Dürer s’assit à son chevalet et prenant l’un d’eux, le premier venu, peignit une chevelure de Vierge, longue et bouclée, avec une telle sûreté de main, que Bellini resta stupéfait de son adresse. Le dessin du Louvre offre un curieux exemple de la même habileté.

Il est malheureux que le Louvre ne possède aucun tableau du maître, et qu’ainsi nous manquions de pièces pour essayer de le caractériser comme peintre. Albert Dürer n’a laissé d’ailleurs, en comparaison de tant de grands maîtres dont il est l’égal, qu’un nombre relativement restreint de peintures à l’huile. Les amateurs qui veulent les étudier doivent visiter la galerie du Belvédère, à Vienne, où se trouvent sept de ses tableaux authentiques, et la Pinacothèque de Munich, la galerie la plus riche de l’Europe en ce sens ; elle possède dix-sept tableaux de l’artiste et, dans le nombre, les Quatre Apôtres, en deux compositions, qui passent pour son chef-d’œuvre au point de vue de la technique. On rencontre encore de ses tableaux dans quelques autres musées d’Allemagne, à Prague, à Dresde, à Cassel, dans sa ville natale, Nuremberg, et en Italie, à Florence. Les historiens de l’art reprochent en général à la peinture d’Albert Dürer d’être trop visiblement traitée à la façon d’un dessin, et d’une coloration désagréable et dure. M. Waagen, dans son Manuel de l’histoire de la peinture, la caractérise en ces termes : « C’est dans le coloris surtout que Dürer se montre sous un jour extrêmement désavantageux ; il vise bien plus à l’éclat qu’à la vérité de la couleur, et il affecte une prédilection pour le bleu d’outre-mer employé sans mélange. Aussi ne faut-il pas rechercher dans ses tableaux l’harmonie des couleurs ni même une gamme soutenue. Lors même que le modelé est travaillé dans un empâtement bien fondu, ce qui prédomine toujours dans sa manière, c’est l’élément graphique, le trait fortement accusé ; mais, la plupart du temps, les contours sont larges, tracés de main de maître, les ombres hachées et les reliefs marqués par de simples glacis. De pareils tableaux font plutôt l’effet de dessins coloriés. » Les