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plus grande qu’il offre au destin par son génie même ? En Phidias, en Raphaël, en Goethe, en ces vies lumineuses, nulle émotion ; nulle émotion non plus dans leur art. Dans le Faust, on voit la main railleuse qui tient le fil des marionnettes ; dans la Mélancolie d’Albert Dürer, d’où procède Faust, on sent frémir et palpiter, abîmée de douleur, en cette autre veille au jardin des Oliviers, l’âme même et la chair d’Albert Dürer.

Je laisse au lecteur le soin de lire dans l’édition de M. Narrey les Lettres à Wilibald Pirkheimer et le Journal du voyage dans les Pays-Bas[1]. Il y trouvera de la grâce, de l’enjouement, de la tristesse aussi, de fines observations sur les hommes et les choses, de précieux détails sur ses relations, mais, ce qui étonne, peu d’observations pittoresques.

Albert Dürer mourut le 6 avril 1528. C’est deux années avant de mourir qu’il adressait aux magistrats de Nuremberg une lettre bien touchante. En dépit de ses travaux considérables, il n’était point sorti des embarras d’argent qui pesèrent sur toute son existence, Et pourtant, comme il le dit lui-même, il passe sa vie à travailler rudement de ses mains. « J’ai gagné ma fortune, écrit-il, je veux dire ma pauvreté, qui, Dieu le sait, m’a été bien amère et m’a coûté bien des labeurs, avec les princes, les seigneurs et d’autres personnes du dehors. Je suis le seul de cette ville qui vive de l’étranger. » Chez lui donc, dans son propre pays, il avait rencontré les hostilités qu’engendre toujours le génie. Dans son voyage des Pays-Bas, il n’avait pas été beaucoup plus heureux. Admirablement accueilli par les artistes, comblé de satisfactions d’amour-propre, il avait dans cette excursion augmenté ses dettes, au lieu d’en rapporter le légitime bénéfice qu’il attendait de la vente de ses estampes. « En Flandre, dit-il, dans toutes mes transactions, dans toutes mes ventes et autres affaires, dans mes rapports avec les personnes de haute et de basse condition, j’ai été lésé, spécialement par Madame Marguerite[2], qui ne m’a rien donné pour les présens que je lui ai faits et pour les travaux que j’ai exécutés pour elle. »

La tombe longtemps abandonnée d’Albert Dürer est aujourd’hui l’objet d’un pieux entretien. La ville de Nuremberg a, dans le même esprit, acquis sa maison, où se font les expositions d’objets d’art. sur la pierre tumulaire du grand artiste, on lit plusieurs inscriptions, entre autres une très simple et très noble, rédigée en latin par W. Pirkheimer : « Ce qu’il y avait de mortel en Albert Dürer est

  1. Albert Dürer à Venise et dans les Pays-Bas, par M. Ch. Narrey, Paris, 1866, Renouard.
  2. Marguerite d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien, régente des Pays-Bas pour l’empereur Charles-Quint.