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me plaît plus aujourd’hui, je l’avoue franchement, bien que cela paraisse extraordinaire. » Mais s’agit-il d’une évolution dans ses goûts d’artiste ou d’un changement dans ses sentimens ? Est-il question d’une chose ou d’une personne ? Fait-il allusion à une œuvre d’art ou à sa femme ? Le doute est permis, car ce laps de temps, ces onze années, le reportent exactement à la date de son mariage, date funeste et qu’il dut maudire jusqu’à son dernier jour.

Sur ce point, nulle équivoque ; tous les témoignages des contemporains d’Albert Dürer sont unanimes à constater le caractère haïssable de sa femme, qui était d’une grande beauté, honnête, dévote, mais obsédée par la crainte de la pauvreté. M. Thausing a vainement tenté de la réhabiliter. « Elle était d’une piété et d’une honnêteté si intolérantes, dit un contemporain, qu’il aurait mieux valu pour Albert Dürer être le mari d’une coquine avec un caractère aimable que d’avoir à ses trousses une de ces dévotes qui sont d’une humeur si féroce qu’elles nous laissent à peine des momens pour respirer. » Elle était la fille d’un mécanicien de Nuremberg, nommé Hans Frey, s’appelait Agnès, et apportait en dot 200 florins. Sur l’avis de son père, Dürer l’épousa au retour de son grand voyage, en 1494. « Les noces furent faites le lundi de la Sainte-Marguerite de cette même année. » De ce moment, il n’eut plus une seule minute de repos. « J’ai visité sa triste maison, écrit M. Narrey. J’y ai rencontré à chaque pas l’ombre exécrée de sa femme, cette abominable Agnès Frey, si belle, si honnête, si pieuse, si acariâtre, si intolérante, si avare. J’avais le cœur gros en pensant à ce qu’avait dû souffrir ce pauvre homme de génie pendant les longues années qu’il a passées avec ce monstre charmant, qui le tuait à petit feu. » Il ne se plaignait point cependant. C’est à peine lorsqu’il échappe à sa tyrannie, si dans l’année 1506, qu’il passa seul à Venise, on trouve, en feuilletant sa correspondance avec Wilibald Pirkheimer, une ou deux allusions à cette situation douloureuse. Le pénible isolement où, au moral, elle le rejetait lui pèse pourtant : « Je n’ai pas d’autre ami que vous en ce monde, écrit-il… Je voudrais que vous fussiez à Venise auprès de moi… Vous avez pris une maîtresse, prenez garde que ce ne soit un maître ! .. Vous n’êtes donc pas devenu plus raisonnable ? Vous faites toujours l’aimable, mais y songez-vous donc, mon cher ? L’amabilité vous sied comme la civette aux lansquenets. Vous vous habillez de satin et vous vous pavoisez de rubans pour courir les ruelles comme un étourdi ; décidément, vous voulez devenir irrésistible et vous croyez que tout est dit lorsque vous êtes parvenu à plaire à quelque femme facile. — Si encore vous étiez un homme comme moi ! » Voici qui est encore plus catégorique : « Vous seriez bien ici avec nos violons qui jouent si tendrement qu’ils