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dangereux. Il se met dans la situation où son oncle cherchait toujours à placer l’ennemi. Il divise son armée en plusieurs corps qui partent de bases différentes pour se réunir sur un point commun. Si les Autrichiens occupent les premiers le point central, ils peuvent nous battre en détail. » Pour le moment, tout était à l’action, et plus d’une fois, au courant de cette campagne où se dévoilait jusque dans la victoire une certaine désorganisation, M. Thiers avait l’occasion de démêler, avec sa vive sagacité, de signaler dans ses entretiens les faits ou les symptômes inquiétans. Il ne distinguait pas sur l’heure toute la vérité, qui n’a été connue que depuis, il en saisissait assez pour comprendre que, par instans, avec un adversaire plus actif, on aurait été exposé à de vrais désastres. Cette course rapide et victorieuse à travers la Lombardie ne l’éblouissait pas. « Nous avons commis d’énormes fautes, disait-il déjà à cette époque, parce que nos chefs avaient peu l’expérience d’une guerre contre un ennemi européen. L’Afrique nous a donné d’excellens soldats et même d’excellens officiers, peu de généraux… »

Ce n’est pas qu’il ne se laissât toujours charmer par des succès militaires qui illustraient le drapeau et qu’il fût insensible à un des résultats de la guerre d’Italie, à l’acquisition de la Savoie. « La plus cruelle humiliation de 1815, disait-il, a été effacée et une portion au moins de notre frontière naturelle nous a été rendue. Moi-même, un de ceux qui désapprouvent le plus sa politique générale, je lui en suis reconnaissant. » Reconnaissant, il l’était peut-être à sa manière, pour un instant, mais il se disait aussitôt que l’avantage était chèrement payé, que cette annexion n’était qu’une complication de plus. Il perdait le sang-froid devant ces affaires italiennes, qui s’aggravaient sans cesse, et lorsqu’il croyait voir l’empereur bouleverser toute notre politique, sacrifier les traditions et les intérêts français à des idées cosmopolites et chimériques, acheter un peu de sûreté par des concessions dangereuses, il se laissait aller à de véritables colères. « Rien de pareil, disait-il un jour, n’eût été fait par Napoléon : c’était un vrai Français. Aucune passion égoïste, pas même le sentiment dynastique, qui était le sentiment personnel le plus puissant chez lui, ne l’aurait décidé à rien faire qu’il crût nuisible à la France… Cet homme-ci n’a rien de français. Il hait le pape plus qu’il n’aime la France ; je doute même qu’il l’aime, sinon comme un instrument. Il s’efforce de la nourrir et d’en prendre soin pour qu’elle soit une esclave vigoureuse. Il est Italien de caractère, Anglais de goûts et d’habitudes… Ses défauts peuvent l’exposer à quelque grand désastre ou, en le faisant rester tranquille, le sauver. » La sortie étonnait un peu l’interlocuteur.

Au milieu de cette vie de conversations libres et de fécondes études, cependant, M. Thiers parfois se sentait pris d’irrésistibles