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l’existence d’une âme distincte du corps me parurent toujours très faibles ; dès lors j’étais idéaliste, et non spiritualiste, dans le sens qu’on donne à ce mot. Un éternel fieri, une métamorphose sans fin, me semblait la loi du monde. La nature m’apparaissait comme un ensemble où la création particulière n’a point de place, et où, par conséquent, tout se transforme[1]. Comment cette conception, déjà assez claire, d’une philosophie positive, ne chassait-elle pas de mon esprit la scolastique et le christianisme ? Parce que j’étais jeune, inconséquent et que la critique me manquait. L’exemple de tant de grands esprits, qui avaient vu si profond dans la nature et qui pourtant étaient restés chrétiens, me retenait. Je pensais surtout à Malebranche, qui dit sa messe toute sa vie, en professant sur la providence générale de l’univers des idées peu différentes de celles auxquelles j’arrivais. Les Entretiens sur la Métaphysique et les Méditations chrétiennes étaient l’objet perpétuel de mes réflexions.

Le goût de l’érudition est inné en moi. M. Gosselln contribua beaucoup à le développer. Il eut la bonté de me prendre pour son lecteur. Tous les jours, à sept heures du matin, j’allais dans sa chambre, et je lui lisais, pendant qu’il se promenait de long en large, toujours vif, animé, tantôt s’arrêtant, tantôt précipitant le pas, m’interrompant fréquemment par des réflexions judicieuses ou piquantes. Je lui lus de la sorte les longues histoires du P. Maimbourg, écrivain maintenant oublié, mais qui fut en son temps estimé de Voltaire, diverses publications de M. Benjamin Guérard, dont la science le frappait beaucoup, quelques ouvrages de M. de Maistre, en particulier sa Lettre sur l’inquisition espagnole. Ce dernier opuscule ne lui plut guère. À chaque instant, il me disait en se frottant les mains : « Oh ! comme on voit bien, mon cher, que M. de Maistre n’est pas théologien ! » Il n’estimait que la théologie et avait un profond mépris pour la littérature. Il perdait peu d’occasions de traiter de fadaises et de futilités les études si estimées des nicolaïtes. M. Dupanloup, dont le premier dogme était que, sans une bonne éducation littéraire, on ne peut être sauvé, lui était peu sympathique. Il évitait en général de prononcer son nom.

Pour moi qui crois que la meilleure manière de former des jeunes gens de talent est de ne jamais, leur parler de talent ni de style, mais de les instruire et d’exciter fortement leur esprit sur les questions philosophiques, religieuses, politiques, sociales, scientifiques, historiques, en un mot de procéder par l’enseignement du

  1. Un écrit qui représente mes idées philosophiques de cette époque, mon essai sur l’Origine du langage, publié pour la première fois dans la Liberté de penser (septembre et décembre 1848), marque bien la manière dont je concevais alors le tableau actuel de la nature vivante comme le résultat et le témoignage d’un développement historique très ancien.