Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/705

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui se tourne l’espoir des Madeleines avant leur repentir. Maintenant elle se sent vaincue, et, pour supporter cette vie, elle demande souvent à la morphine l’illusion d’une autre. Alors, quel rêve fait-elle ? Toujours le même, aussi honnête, aussi navrant au réveil : elle n’a jamais trompé : le comte, elle vit heureuse entre lui et sa fille déjà grande. Mais cependant elle se connaît : si elle fût restée pure, sans doute elle rêverait les délices de la boue. Elle n’a pas de remords ni de regrets ; elle est désespérée seulement. Aujourd’hui deux coquines lui ont refusé le salut ; ce soir sa couturière lui a refusé le crédit ; et voici maintenant que le Frontenac, à la table de baccara, est pris en flagrant délit de vol. Furieuse, elle le soufflette elle-même avec le paquet de cartes arraché de son galet. C’est le dernier sursaut de l’orgueil blessé à mort. Demain, dans quelques heures, que faire ? où fuir ? qui la tirera de cette misère et de cette infamie ?

« Moi ! répond le comte, survenu juste à point. Votre pension est doublée, votre vie assurée, honorée, tranquille, à une condition seulement : c’est que vous quitterez la France et que vous changerez de nom. — Jamais. » Et la comtesse Odette explique à son mari de quel pris, inestimable en or, est pour elle ce nom que la loi lui maintient, et qui seul, à défaut de vertu et même de fortune, à défaut de famille et d’amis, la distingue des filles. Quelle est donc cette délicatesse qui prend le comte sur le tard, de vouloir que son nom soit respecté des passans ? N’est-ce pas lui qui, un soir, a jeté ce nom dans la rue ? S’est-il soucié du scandale lorsqu’il a chassé sa femme sans répit, avec une sortie de bal posée à peine sur ses vêtemens de nuit, lorsqu’il a par cette phrase arrêté le parent qui proposait d’accompagner ou de mettre en voiture la malheureuse : « Laissez ! madame est de celles qui n’ont plus rien à craindre ! » Et notons qu’ici la comtesse n’a pas tort ; le comte de Clermont-Latour, ce sage et galant homme, a manqué, ce jour-là, de prévoyance et de bon goût. Non que l’auteur, j’imagine, l’ait voulu ainsi et que cette inconséquence soit justement une des marques de sa nature, mais sans doute M. Sardou avait assez, pour cette fois, de s’occuper d’un caractère, et le soin d’un de ses personnages l’a un peu trop distrait des autres. Il a donné sans réserve toute sa pensée à Odette, au détriment du comte ; et aussi de sa fille, une petite personne moutonnière, représentée facilement par Mlle Legault. M. Dupuis n’a pas trop de l’autorité de son talent, si grand et si simple et si naturellement fort, pour donner au comte de Clermont-Latour un air de consistance. Il est vrai, que, par contre, Mlle Pierson, cette comédienne habile, plus habile chaque année, mais toujours un peu molle et qui manque de génie, ne prête à la comtesse Odette ni l’accent d’une grande dame ni celui d’une grande courtisane, quand le rôle cependant exigerait l’un et l’autre, car