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et la jeune fille s’approchèrent de moi et me baisèrent la main. Elle était très jolie, la petite Maronite ! Je restai impassible. À voix basse, je dis à M. Amaya : « Vous m’indiquerez par un signe quand il faudra terminer cette bouffonnerie. » Il me répondit : « Cédez lentement. » Je fis une allocution : n’est-ce pas un crime de refuser de l’eau à un voyageur, — que dis-je ? — à un chrétien épuisé ? M. Amaya traduisait ma harangue ; le Maronite, à genoux, disait en se lamentant : « Je t’ai pris pour un Anglais, pour un hérétique, ami des Druzes. » — On devine mon mouvement oratoire. « Et quand même j’eusse été un hérétique ! » Enfin, je fus magnanime : « En considération de cette jeune fille dont je veux assurer le bonheur, je te pardonne, ô homme ! Va, ta barbe n’est plus maudite ! » Ce fut une explosion de joie, et chacun se félicita. Alors, le Maronite, d’une voix suppliante, me regardant avec des yeux caressans, me dit : « Qui saura dans la montagne que ma barbe n’est plus maudite ? Il me faut un signe visible de ton pardon que je puisse montrer à ceux qui se détourneraient de moi. Ma fille va se marier ; vois son bonnet, il est parsemé de pièces d’argent et de pièces d’or qui sont sa dot ; donne-moi une pièce, une petite pièce d’or du pays des Francs, une toute petite pièce qui me rappellera ta générosité, qui me rappellera ma faute et m’empêchera d’y jamais retomber. » M. Amaya nous avait quitté pour aller revêtir le costume sacerdotal. Un prêtre maronite de Béchari, parlant italien, nous servait d’interprète. Je pris ma bourse. C’était une longue bourse algérienne, sorte de sacoche en filet que l’on fermait d’un nœud. Elle contenait de quoi subvenir aux besoins de deux ou trois jours de route et, — en cas d’événement imprévu, — une réserve composée ; de cinq pièces d’or de Sardaigne, de 100 francs chacune. J’avais versé l’argent sur mon lit et j’y cherchais à travers les piastres et les paras une livre turque (25 francs) pour en augmenter la dot de la fillette. L’homme prit délicatement une pièce de 100 francs et dit : « Voilà ce qu’il me faut. Ma fille, remercie ce seigneur de sa générosité. » — J’étais un peu abasourdi. Il en prit une seconde : « Celle-ci est pour moi, j’y ferai un trou, je la suspendrai sur mon cœur, et je la conserverai en souvenir de ta miséricorde, » Flaubert s’écria : « Cet animal-là est énorme ! » Le prêtre maronite s’approcha, me dit : « Il y a tant de pauvres à Béchari ! » et il prit deux livres turques. Je remis en hâte mon argent dans la bourse et la bourse dans ma poche. Tout le monde paraissait satisfait. La cloche sonnait, la messe allait commencer. Lorsque le Maronite sortit de ma tente, je vis son dos et j’y mis un coup de pied. Il se retourna avec un sourire avenant et me dit : « Mâlech ! ça ne fait rien ! » Après les offices, je racontai l’histoire