Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/597

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je savais ce que j’en pouvais exiger. — Je le mis au bon trot de route ; — à midi, j’étais à Djebaël, où je le laissai reposer ; à trois heures, j’en repartais ; avant sept heures, j’arrivais à Batrun ; j’avais gagné une journée, mais j’avais perdu mon drogman, qui ne me rejoignit qu’à minuit. A trois heures et demie, à la clarté de la lune, je partis ; c’était le 21 septembre, un samedi. Abou-Ali suivait cahin caha. Au moment où nous franchissions le lit d’un torrent desséché, bruyant de cailloux et empanaché de lauriers roses, nous rencontrâmes une bande de mulets chargés de neige qui se rendait à Beyrouth. J’arrêtai le chef des muletiers. « As-tu traversé Éden ? — Oui. — Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? — Rien ; il y a deux étrangers chez les pères noirs (lazaristes), — Comment vont-ils ? — Il y en a un qui est malade, il a la fièvre, il va mourir aujourd’hui. — Lequel ? le plus grand ou le plus petit ? — Je ne sais pas. Que Dieu te conduise ! — Que le diable t’emporte ! » Mon émotion fut dure : lequel des deux ? J’enlevai mon cheval et j’allai aussi vite que la montagne me le permettait. Au bout de trois quarts d’heure, je n’apercevais plus mon drogman. — Pas de route ; à peine de-ci de-là un sentier battu ; mais j’avais ma carte et ma boussole, j’étais donc certain de ne pas m’égarer. Je n’avais pas mangé depuis la veille, c’était insignifiant, mais j’avais soif, j’avais très soif ; pas un ruisseau, pas une mare. — Vers dix heures du matin, par un soleil vraiment terrible, j’arrivai près d’un village dont toutes les maisons étaient closes ; devant une porte, un paysan, un Maronite, se tenait debout. Pour lui parler, j’employai sottement la formule musulmane, et je lui dis : « Inch’ Allah ! at moîa : S’il plaît à Dieu, donne moi de l’eau ! » Pour toute réponse, l’homme fit légèrement claquer sa langue et rejeta la tête en arrière. C’était un refus. Je fis effort pour cracher jusqu’à ses pieds et je lui criai la plus mortelle injure qui puisse frapper un Oriental : « Rouh kelb ! il’an datnak ! Va, chien ! je maudis ta barbe ! » et je continuai ma route. Le village était long et comme abandonné. Cent pas au-delà des dernières maisons, sous d’énormes platanes, des femmes bavardaient et puisaient de l’eau dans un réservoir carré entouré d’un petit mur en ciment. Je criai : « Ohé ! les femmes ! j’ai soif, donnez-moi de l’eau. » L’une d’elles prit sa cruche, monta sur la margelle, et je bus longuement comme Eliézer au vase de Rebecca. A midi, j’entrais à Éden et devant la porte de la maison des lazaristes, j’apercevais Flaubert. J’étais un peu nerveux, à cette époque ; en le voyant, je me mis à sangloter. « Et Sassetti ? » Gustave répondit : « Il est perdu ! » — J’eus vile fait d’être chez le malade, que l’on avait installé dans la meilleure chambre de la maison. Quelle pitié ! le teint jaune, les lèvres noirâtres, les yeux vitreux, l’haleine fétide, les gestes déjà inconsciens, la voix indistincte. On avait fait appeler