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Gênes, geignard, madré et en somme assez honnête, car, sauf une paire de pantoufles, une médaille de Syracuse, un Alexandre, un Othon et une montre en or à répétition, il ne vous vola pas grand’ chose. Nous l’avions surnommé le Vieux des voyages, et la fièvre le prit à Baâlbeck ; il y eut une rémittence, mais lorsque le 17, nous allâmes camper au pied même du Liban, à Deir-el-Achmar, la fièvre accompagnée de délire et de vomissemens le reprit avec intensité. Gravir le Liban, franchir la région des neiges éternelles avec un homme dans cet état, il n’y fallait pas songer. Je donnai à Flaubert et à Sassetti, mon domestique français, toutes les instructions nécessaires. Ils devaient partir au point du jour, le lendemain matin, avec nos hommes, nos chevaux et le bagage ; ils traverseraient le Liban et iraient m’attendre à Éden, dans la maison des lazaristes ; je les y rejoindrais, le plus tôt possible, après avoir conduit Joseph à Beyrouth, d’où je ramènerais un autre drogman. Le 18, avant cinq heures du matin, nous nous séparâmes. J’eus un serrement de cœur en disant adieu à Flaubert, qui commença à gravir les premières pentes de la montagne à la tête de la petite caravane, pendant que, seul avec Joseph, je prenais la route de la plaine. Le Vieux des voyages me faisait grand’pitié. Je lui donnais du sulfate de quinine, mais je n’avais ni vin, ni confiture, ni beurre pour masquer l’amertume de la drogue. Je la lui versais dans la main ; il y trempait sa langue et faisait la grimace en disant d’une voix lamentable : « Ah ! que mauvais goût y tient ! » A deux heures, j’arrivais à Zah’lé, j’en repartis à six heures ; à minuit, je m’arrêtai à Khan Husseim, où je fis avaler à mon malade une jatte de moût de vin assaisonné de sulfate de quinine, qui l’assomma. Le 19, à cinq heures, je le remis en selle, vacillant et un peu égaré ; à midi, j’entrais à Beyrouth et je le confiais aux soins du docteur Sucquet. Dans la journée, je m’arrangeai avec un autre drogman nommé Abou-Ali et, le 20, à quatre heures du matin, je partais pour rejoindre Flaubert.

Abou-Ali était un Arabe Syrien qui avait conduit des chevaux à Victor-Emmanuel ; il avait séjourné quelque temps à Turin et y avait appris un peu d’italien ; cela me suffisait et nous pouvions nous comprendre. Il avait déterminé notre itinéraire ; le premier jour, coucher à Djabaël, le second à Batrun, le troisième à Éden. C’était trop lent, j’étais pressé. — Si pendant mon absence un accident fût survenu à Flaubert, sa mère eût été en droit de me dire : Pourquoi n’étiez-vous pas là ? Je dis à Abou-Ali : « Sais-tu trotter ? » Il me répondit affirmativement et mentit. — Les Orientaux vont au pas, — à l’amble, le plus souvent, — et au galop, mais au trot jamais. Je montais un vieux cheval arabe qui avait du cœur. Depuis deux mois que nous étions l’un sur l’autre, nous nous connaissions, et