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de ma main. Ce fut pendant cette petite expédition que se produisit entre Flaubert et moi un incident, — le seul de tout notre voyage, — qui fut pénible ; nous restâmes quarante-huit heures sans nous parler. Ce fut à la fois sinistre et comique, car Flaubert, en cette circonstance, obéit à une de ces impulsions irrésistibles qui parfois le dominaient. Du reste, dans le désert, on est susceptible ; j’en fournirai la preuve. Nous étions partis de Qôseir avec trois outres d’eau, — d’eau exécrable, — qui devaient subvenir à nos besoins pendant la route ; les trois outres étaient imprudemment chargées du même côté, sur le même chameau ; de l’autre côté, une partie de notre bagage faisait contrepoids. Le désert est habité par une quantité prodigieuse de rats qui se nourrissent d’animaux morts et qui sont troglodytes. Ils creusent des galeries souterraines où ils se réfugient. Le chameau qui portait notre provision d’eau mit le pied sur une de ces galeries, la croûte de terre s’effondra sous son poids, le malheureux animal se brisa la jambe, tomba et en tombant écrasa les trois outres. Ceci se passait le soir de notre départ, nous avions trois jours de route à faire avant d’arriver au Nil et deux jours et demi avant de toucher Bir-Amber, le seul puits potable que nous puissions rencontrer.

Nous avions reconnu, en venant, que Bir-el-Hammamat (le puits des Pigeons) était tari et que Bir-el-Sed (le puits de l’Obstacle) était oblitéré par un éboulement de rochers. C’était le jeudi 23 mai, vers huit heures du soir ; en admettant qu’aucun accident ne nous arrêtât, nous ne pouvions être à Bir-Amber que le dimanche 26, dans la journée ; donc un minimum de soixante-dix heures sans boire. — Baste ! nous rencontrerons une caravane et nous lui achèterons de l’eau. Nous croisâmes trois caravanes, et nous ne pûmes obtenir une gargoulette pour quelque prix que ce fût. La journée du vendredi ne fut pas trop dure ; j’avais brisé une pierre à fusil, j’en avais distribué les fragmens à Flaubert et à nos hommes. Placé sous la langue, ça entretient le jeu des glandes salivaires et ça neutralise un peu la soif. La nuit fut chaude et lourde ; le vent du sud soufflait, ce vent maudit que les Arabes d’Égypte appellent khamsin (cinquante, Pentecôte) parce qu’il règne presque régulièrement cinquante jours après la Pâque des Coptes, et dont le vrai nom est simoun (les poisons). A quatre heures du matin, le samedi, nous étions debout, énervés et mal reposés. En riant, je dis à Flaubert : « Au matin de son exécution, Damiens disait : « La journée sera rude. » J’avais la bouche sèche, les lèvres farineuses ; la vermine de mon dromadaire m’avait envahi et me dévorait. Dans notre petite caravane, nul ne parlait, ni Flaubert, ni moi, ni notre drogman, ni nos chameliers, qui ballottaient inertes et affaiblis sur leurs chameaux. Tout à coup, vers huit heures du matin, pendant que nous