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devant lui comme une toile de panorama qui se déroule mécaniquement. Dès les premiers jours de notre arrivée au Caire, j’avais remarqué sa lassitude et son ennui ; ce voyage dont le rêve avait été si longtemps choyé et dont la réalisation lui avait semblé impossible ne le satisfaisait pas. Je fus très net ; je lui dis : « Si tu veux retourner en France, je te donnerai mon domestique pour t’accompagner. » Il me répondit : « Non ; je suis parti, j’irai jusqu’au bout ; charge-toi de déterminer les itinéraires ; je te suivrai, il m’est indifférent d’aller à droite ou à gauche. » Les temples lui paraissaient toujours les mêmes, les paysages toujours semblables, les mosquées toujours pareilles. Je ne suis pas certain qu’en présence de l’île d’Eléphantine il n’ait regretté les prairies de Sotteville et qu’il n’ait pensé à la Seine en contemplant le Nil. A Philæ, il s’installa dans une des salles du grand temple d’Isis pour lire Gerfaut, de Charles de Bernard, qu’il avait acheté au Caire. Le souvenir de sa mère le tirait du côté de Croisset ; la déconvenue de sa Tentation de saint Antoine l’accablait ; bien souvent, le soir, sur notre barque, pendant que l’eau du fleuve clapotait contre les plats bords et que la Croix du Sud éclatait parmi les étoiles, nous avons discuté encore ce livre qui lui tenait tant au cœur ; en outre, son futur roman l’occupait ; il me disait : « J’en suis obsédé. » Devant les paysages africains il rêvait à des paysages normands. Aux confins de la Nubie inférieure, sur le sommet de Djebel-Aboucir, qui domine la seconde cataracte, pendant que nous regardions le Nil se battre contre les épis de rochers en granit noir, il jeta un cri : « J’ai trouvé ! Eurêka ! eurêka ! je l’appellerai Emma Bovary ; » et plusieurs fois il répéta, il dégusta le nom de Bovary en prononçant l’o très bref. Par un phénomène singulier, les impressions de ce voyage, qu’il semblait dédaigner, lui revinrent toutes à la fois et avec vigueur, lorsqu’il écrivit Salammbô. Du reste, Balzac était ainsi, il ne regardait rien et se souvenait de tout.


XIV. — A TRAVERS L’ORIENT.

On a retrouvé chez Théophile Gautier une lettre que je lui écrivais à cette époque ; j’en citerai quelques passages qui diront la vie que je menais en Nubie : « Descendant le Nil, en vue de la forteresse d’Ibrym, le 31 mars 1850. — Bonjour, Fortunio ! je parie que vous n’avez pas 37 degrés de chaleur à l’ombre ; avez-vous beaucoup de brouillard et de vaudevilles ? Quand donc ferez-vous vos paquets pour venir flâner dans les pays du soleil ? Plus je les vois, plus je les parcours et plus je regrette que vous ne les connaissiez pas ; vous êtes de ceux pour qui ils ont été faits, et je crois qu’en ne venant pas les visiter, vous manquez à votre