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vingt-six ans, des notions acquises, et des aptitudes qu’il était facile d’utiliser. En ce moment, Mehemet-Ali, qui avait entendu parler de la bibliothèque d’Alexandrie, bridée par Amr-ben-Alas, sur l’ordre du kalife Omar, avait formé le projet de faire pour l’islamisme ce que les alexandrins avaient fait pour l’antiquité et de réunir à la mosquée d’El-Azar tous les livres qu’il pourrait rassembler. Lorsqu’on lui donna avis que Khalil, arrivant de France, demandait un emploi, il le nomma relieur en chef de la bibliothèque. Or jamais Khalil-Effendi n’avait ébarbé un volume ou manié un polissoir ; il refusa la place qui lui était offerte. Mehemet-Ali s’indigna, dit : « Puisqu’il a été en France, il doit savoir relier, » et le fit jeter à la porte. Khalil, mourant de faim, se fit protestant, demanda et obtint le protectorat du consul d’Angleterre, qui lui accordait un petit subside. Cet homme était relativement savant ; il possédait toute notion sur les prescriptions de l’islamisme, les usages musulmans et sur les pratiques de la Kabbale, qui sont actuellement si bien mêlées aux rites religieux qu’elles font en quelque sorte partie de la liturgie. Nous fîmes un arrangement avec lui ; moyennant trois francs par heure, il devait chaque jour venir passer quatre heures avec nous et répondre à nos questions. Ce fut de l’argent bien gagné et sagement dépensé. C’est moi qui menais l’interrogatoire, car j’avais l’intention d’utiliser les renseignemens fournis par Khalil-Effendi pour faire un livre intitulé : les Mœurs musulmanes. La naissance, la circoncision, le mariage, le pèlerinage, les funérailles, le jugement dernier, ces six points qui, en fait, contiennent la vie entière, furent largement traités par Khalil-Effendi ; nous prenions des notes sous sa dictée. Je viens de revoir ce gros cahier ; le volume est fait, il n’y a plus qu’à l’écrire et il est probable qu’il ne sera jamais écrit, Flaubert comptait se servir de ces notions pour le conte oriental qu’il avait en tête. Comme tant d’autres matériaux réunis, le résultat de nos conférences avec Khalil-Effendi est resté stérile ; je l’ai souvent regretté ; mais je n’ai jamais regretté ces heures de travail dans notre chambre du Caire, d’où l’on découvrait un jardin planté de cassies, de caroubiers et de palmiers ; cela valait mieux que le temps perdu à écouter les tragédies du Chamas.

Nous étions arrivés au Caire le 20 novembre 1849, nous y restâmes plus de deux mois ; nos heures coulaient vite, car elles étaient occupées, et il y avait d’autres notes à recueillir que celles que nous devions à Khalil- Effendi. Il paraît qu’Ismaïl-Pacha a voulu embellir la ville du Caire, qu’il y a ouvert de larges voies « à l’instar de Paris, » qu’il l’a éclairée au gaz, qu’il y a bâti un théâtre et qu’il a fait de l’Esbekyeh une promenade avec parterres, quinconces et cafés chantans ; c’est une mutilation ; je suis heureux de ne l’avoir pas vue et de retrouver dans mon souvenir les ruelles où galopaient