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contraires aux siens… Vous pouvez protester que, jusqu’ici, j’ai encore les mains libres, n’ayant conclu aucune alliance avec la France, nonobstant les avantages qu’elle m’offre… ainsi qu’il dépend du roi de s’unir avec moi pour notre bien réciproque et pour celui de l’Allemagne et de la religion protestante. J’attends une réponse claire et décisive[1]. »

Quoi qu’il en soit, plus ou moins sincère, ou même plus ou moins suspecte, l’adhésion de Frédéric aux propositions de la France suffit pour mettre en mouvement Belle-Isle, qui n’attendait que ce signal de départ. Tout en l’attendant d’ailleurs, lui, pas plus que Frédéric n’avait perdu son temps. Jamais personne, de mémoire de ministre ou de général, n’avait déployé tant d’activité et d’ardeur. Il ne sortait du ministère des affaires étrangères que pour passer aux bureaux de la guerre, dressant le matin des instructions diplomatiques et l’après-midi des plans de campagne, et tenant, la nuit comme le jour, tout un monde d’employés sur pied. Dès le premier moment, il avait formé le dessein de mener à la fois les deux opérations, la diplomatique et la militaire, de conduire de front négociations et combats ; et la dignité de maréchal, qui lui fut accordée en même temps que son ambassade, attestait qu’il avait fait accepter par Fleury cette double prétention. C’est que Fleury, débordé autant que désolé, étourdi par cette activité bruyante, s’en remettait désormais à lui les yeux fermés, comme un navigateur qui a perdu son point en mer lâche son gouvernail et s’abandonne à la Providence. Quant au public, soit de Versailles, soit de Paris, aussi bien celui des cafés que celui des salons, prenant, comme c’est assez l’ordinaire, l’audace pour le génie, il était littéralement sous le charme : « Toute la France devenue Belle-Isle, dit un mémoire manuscrit du temps, ne doutait de rien, » et un penseur caustique dont la bienveillance n’était pas le défaut, le marquis d’Argenson, attestait cet entraînement dans son journal solitaire, sans trop s’en défendre lui-même. — « On a admiré depuis peu., dit-il, combien le crédit de M. de Belle-Isle s’est accru à la cour. Cela vient de ce qu’il a pris un système pour l’Allemagne… Il a des matériaux de tous côtés et l’esprit fort. Il mange peu, dort peu et pense beaucoup, qualités rares pour la France. D’un mot qu’il dit, il en impose à notre petit peuple de ministres[2]. »

Et de fait, sans partager un enthousiasme que l’événement a trompé, on ne peut refuser certain hommage, sinon d’admiration (le mot serait trop fort), au moins d’étonnement, à l’esprit

  1. Pol. Corr., t. I, p. 214, Frédéric à Truchsess, 24 mars 1741.
  2. Journal de d’Argenson, t. III, p. 146.